La poésie des tableaux du XVIIIe siècle traitant de la nature nous fascine. Que ce soit François Boucher, Joseph Vernet, Jean-Honoré de Fragonard, Pierre-Henri de Valenciennes ou Jean-Philippe Loutherbourg, la nature nous y apparaît systématiquement sous un angle original ; avec sa végétation, ses jeux de lumière, ses reliefs, ses orages, ses brouillards, ses cascades, ses crépuscules et ses aubes – autant de thèmes préromantiques –, elle provoque chez nous deux regards : le premier vise la contemplation d’une nature possédant mille beautés, spectaculaire, ou calme, une nature faite de merveilles – en témoigne la peinture
Il suffit d’admirer ces tableaux pour réaliser que la nature est un thème important pour les contemporains du XVIIIe siècle et pour les Lumières en particulier. Ces derniers ont évidemment produit de grands penseurs naturalistes – pensons à Buffon ou à Réaumur. Si la manière dont ces grands naturalistes perçoivent le rapport entre l’homme et l’animal est très connue et a fait l’objet de nombreuses recherches, il en va différemment d’autres penseurs, moins célèbres mais tout aussi importants. Charles-Georges Leroy (1723-1789), le naturaliste étudié dans cet article et souvent considéré comme le père de l’éthologie, est l’un d’entre eux. Naturaliste de son époque, il nous a légué d’intéressantes réflexions.
Interrogeons-nous : quelle est sa représentation du rapport homme-animaux, donc de la nature ? En quoi est-elle déiste et traditionnelle ? Mais quelles sont également les modérations qu’il apporte à cette représentation déiste et qui, par conséquent, en font une pensée de transition ?
Outil de notre recherche, son ouvrage de 267 pages intitulé
1. Contexte culturel : etat des lieux de la pensee naturaliste et etat des lieux du deisme
Le XVIIIe siècle est souvent analysé comme le siècle du règne de la critique1) : critique de la religion, critique du pouvoir monarchique. Les sciences, dont celles de la nature, et dans lesquelles travaille notre auteur Charles-Georges Leroy, n’ont évidemment pas échappé à cette tendance générale ; sous l’impulsion des Lumières, elles ont vu leurs méthodes muter de manière importante : les fictions métaphysiques de l’âge précédent s’essoufflent ; peu à peu l’esprit de l’observation et l’expérimentation l’emportent 2) ; et les penseurs, qu’ils soient philosophes, écrivains ou naturalistes, à valoriser ce nouvel état d’esprit se révèlent nombreux : D’Alembert, Condillac, Buffon, Dumarsais, Fontenelle3)… Le nouvel héros n’est autre que le philosophe, l’homme même de la raison4).
Tout au long du XVIIIe siècle, les sciences connaissent un immense essor, qui rejaillit sur la société. Dans le quotidien, d’abord : les objets mécaniques – telle que l’horloge (et l’on sait que Louis XVI s’adonnait à l’horlogerie pendant ses loisirs !) – sont à l’honneur, tout comme les automates ou les marionnettes5). Au niveau institutionnel, ensuite : petites soeurs des académies nationales, les académies provinciales se multiplient (une vingtaine entre 1715 et 1760), dispensent des enseignements scientifiques (mathématiques, physique, chimie, botanique) 6) et participent à ce nouvel état d’esprit scientifique. Au niveau culturel, la production de livres scientifiques, en particulier ceux qui vulgarisent la science, explose aux dépens des livres religieux7). Et au niveau national, de grands penseurs scientifiques font parler d’eux : Maupertuis, Buffon, Guettard, Daubenton, Réaumur… Partout, les sciences s’étendent et ce, même dans des domaines insoupçonnés : Montesquieu fonde une « science des sociétés8)», Condorcet lui-même réfléchit à des « sciences humaines », et Helvétius a le projet de construire une science de l’Homme9).
Les sciences naturelles – qui nous intéressent ici en raison de notre auteur Charles-Georges Leroy – n’ont pas échappé à cette transformation générale. Multiples sont les réformateurs de cette discipline scientifique. Pour commencer, le plus fameux peut-être : Buffon (1707-1788) qui, ayant été intendant du jardin du roi, et avec sa monumentale
Le Suisse Charles Bonnet (1720-1793) pose également les premières questions menant à l’évolutionnisme 12) tandis que le scientifique et explorateur Maupertuis (1698-1755), en formulant la possibilité d’un transformisme, n’est pas en reste13). Hors de France, le Suédois Carl Linné (1707-1778) conçoit une classification naturelle par le biais de sa systématique binominale, à la suite de la parution de son Systema Naturae (1758) 14) – on sait que Buffon réfutera cette classification. De son côté, René-Antoine Ferchault de Réaumur (1683-1757), par ses
En dépit de ce contexte culturel précis, on ne peut éviter une question fondamentale, qui permettra à une meilleure compréhension de notre auteur : l’étude de la nature demeure-t-elle le seul apanage des scientifiques ? Répondre affirmativement serait méconnaître le XVIIIe siècle, un siècle où se concurrencent esprit de système et esprit systématique16) (notion abordée dans la partie II/2/). Par ailleurs, ce siècle voit des écrivains, tels Bernardin de Saint-Pierre (ancien ingénieur des Ponts-et-Chaussées, auteur des
Autre point indispensable à éclaircir : au XVIIIe siècle, les frontières entre sciences et religion peuvent se brouiller ; les deux disciplines ne se contredisent pas forcément. S’il existe des anti-lumières catholiques18), ou à l’inverse des matérialistes athées purs comme pouvaient l’être un Diderot, La Mettrie, un Helvétius ou un d’Holbach19), une position intermédiaire, qui valorise Dieu mais aussi la raison, se dessine également : il s’agit du déisme20). Le déisme ne croit pas au Dieu des écritures (la révélation), il établit une position intermédiaire entre le théisme chrétien et l’athéisme21). Pour le déiste, la religion est avant tout une éducation ; il ne faut pas croire à la révélation de la Bible, ni aux superstitions, mais plutôt à la portée morale, à la vertu sociale – canalisatrice d’énergie –, de la religion22).
A cet égard, Newton est représentatif du mouvement déiste : bien qu’il eût remis en cause l’idée de la Genèse biblique par sa découverte de la loi d’attraction universelle, tout au long de sa vie il continua de croire fondamentalement à Dieu et, même, l’exalta23). Le grand scientifique anglais n’est pas le seul des penseurs à avoir suivi ce cheminement intermédiaire : Voltaire, Rousseau, Montesquieu… autant de penseurs dignes de ce nom.
De surcroît, renforçant davantage ce déisme, et cette position intermédiaire entre religion et sciences, il faut savoir que des Lumières chrétiennes ont existé24), et que des membres de l’Eglise ont été des scientifiques, botanistes, agronomes, médecins… L’abbé Chaix qui, dans le Dauphiné, a introduit la vaccine, en constitue une belle illustration25). Du reste, la figure du bon curé de province, utile comme intermédiaire culturel, est une image que les Lumières ont valorisée26).
Autant de paramètres qui nous éclairent sur notre auteur, Charles-Georges Leroy, et sa pensée de teinte déiste – une pensée qui, comme on va le voir, fait intervenir de multiples dimensions, littéraires comme scientifiques, philosophiques comme historiques.
2. Charles-Georges Leroy et son oeuvre
a. L’auteur
Dans la discipline des sciences naturelles, Charles-Georges Leroy (1723-1789) apparaît comme une personnalité de son époque. Lieutenant des chasses des parcs royaux de Versailles et de Marly, charge prestigieuse héritée à la mort de son père, c’était un homme respecté27). Le fait qu’il tienne une charge haute, auprès du roi de France, n’est guère anodin : elle nous fait supposer un personnage conformiste, qui croit en la royauté et qui a de grandes chances d’être croyant – du reste, la destinataire de ses lettres, une noble, la comtesse d’Angivilliers, épouse de Charles-Claude Flahaut de La Billarderie, alors maître de camp de cavalerie, charge militaire à haute responsabilité, et qui a reçu la croix de Saint-Louis28), conforte cette impression.
Toutefois, un autre versant s’esquisse chez Charles-Georges Leroy lorsqu’on analyse ses relations : il était d’abord un disciple du sensualiste Condillac, et était ami de Diderot29), Rousseau, Buffon30) (l’un de ses adversaires intellectuels31)), des philosophes des Lumières (multiples références à ces auteurs dans son oeuvre32)), dont les positions envers la religion étaient divergentes : ainsi, si Diderot était matérialiste, Rousseau, en revanche, était déiste33).
Autre indice de son ouverture aux Lumières et de sa sensibilité au nouvel état d’esprit qu’il régnait, notre auteur a signé plusieurs articles à
Par conséquent, on voit à ces différentes remarques que Charles-Georges Leroy semble tiraillé entre deux postures : la première est celle d’un homme aisé, qui officiait à Versailles dans un poste prestigieux (qui lui a probablement permis de rencontrer les rois Louis XV et Louis XVI), qui connaissait des nobles, un homme soucieux de ses devoirs, vraisemblablement conformiste ; lui répond une autre posture, celle d’un homme ouvert à la philosophie des Lumières, éclairé et ouvert aux lettres et aux sciences.
Et sa postérité ? Quelle est-elle ? Si notre auteur demeure aujourd’hui inconnu du grand public par rapport à un Buffon, il a cependant le mérite de poser des questions originales, telles le comportement et l’intelligence des animaux – dans
b. L’oeuvre
Le texte étudié ici est
Choisir comme genre la lettre n’est nullement anodin. En premier lieu, ce genre est représentatif de son époque : on sait que les Lumières privilégiaient la
Les thèmes traités par cet ouvrage concernent principalement :
a) des questions naturalistes se rapportant aux animaux et à leur environnement : par exemple, «
b) des questions plus générales, ayant trait au rapport entre l’homme et la nature, ou l’homme et les animaux : par exemple, «
Autant d’idées se rapportant à la nature, qui ont pour principal souci d’argumenter sur l’intelligence des animaux et leur sensibilité (des thèmes qui, largement étudiés dans d’autres articles, ne seront qu’entrevus ici), mais qui nous permettent, par le biais de l’analyse, de réfléchir à la manière dont un intellectuel déiste et naturaliste des Lumières perçoit la place de l’homme dans la nature et de son rapport avec les animaux.
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Ⅱ?Une conception deiste du rapport homme /animal ancree dans l’air du temps…
1. Dans la nature, l’homme est superieur aux animaux
Analysons maintenant comment Leroy aborde la place de l’homme par rapport aux animaux, sujet qui revient plusieurs fois dans son ouvrage : «
Cette tradition est en premier lieu biblique (texte de la Genèse, 1, 26-3145)) : l’être humain, qui domine la nature, se trouve lui-même placé sous la domination de Dieu46). Dans sa perception de la nature, le Moyen Âge s’inspirera beaucoup de la
Certains auteurs, sans renier cette supériorité fondamentale, se plaisent à la détailler : Pic de la Mirandole fait de l’homme un « caméléon » capable de s’adapter à tous les états, apte à devenir « plante » comme « âme céleste, fils de Dieu48)». Néanmoins, jamais n’est remise en cause la supériorité de l’homme sur les animaux et encore moins le lien particulier unissant Dieu et l’homme. Deux idées fondamentales, originellement religieuses, que partage Leroy.
Bien entendu, cette vision de l’homme dominant se poursuivra au XVIIe siècle : pour le philosophe Pascal, l’identité humaine est disproportionnée dans le sens où cohabitent en lui «
Cependant, à la lecture de cette vérité émerge une question centrale : qu’est-ce qui, selon Leroy, différencie l’homme des espèces animales et végétales ? Divers arguments sont avancés dans son ouvrage : en premier lieu, l’homme possède la technique54) - argument suggéré par l’héritage gréco-romain et judéo-chrétien55) ; ensuite, l’homme à une capacité à compatir56) ; puis l’homme a également le désir, sentiment inconnu des animaux57) ; de surcroît, l’homme a la raison58) - critère que donne par ailleurs Buffon59), critère de marque déiste60). Enfin, pour Leroy, l’homme possède un lien fondamental avec la société : non seulement, cette dernière lui enlève sa « naturalité61) », mais en outre, elle enfante chez lui des « passions factices62) » - notre auteur entend par là un ensemble d’attitudes sociales, comme le sens des conventions, l’arrogance, la vanité, la volonté de briller en société, l’oisiveté, l’appétit. Du reste, on peut rapprocher cette dernière pensée d’une vision rousseauiste (
2. Un ordre naturel determine par Dieu, heritier d’une longue tradition
Outre sa vision qu’elle accorde à l’homme dans la nature, la pensée de Leroy dévoile également son déisme par sa représentation de l’ordre naturel : à l’image de nombreux auteurs du XVIIIe siècle, elle y introduit du providentialisme. Leroy, en effet, en bon déiste, croit en Dieu, et ne s’en cache pas. Pour lui, Dieu, le suprême architecte de l’univers, a créé cette merveille qu’est la nature : «
Au-delà de cette prédominance de Dieu apparaît dans la citation précédente l’idée de l’échelle de la nature, la
Le caractère traditionnel qui ressort de la vision de Leroy n’infirme pas pour autant sa cohérence et sa force, pour ne pas dire son « système ». Effectivement, il est frappant à la lecture de son ouvrage de le voir s’adonner à de multiples spéculations en faisant appel à Dieu, et de privilégier des déductions bien plus que l’expérience ; on le voit davantage en philosophe naturel, membre de la « bohème scientifique », qu’en biologiste de cabinet, comme un Buffon, traquant les détails, décrivant minutieusement et utilisant les mathématiques.
A la même époque, D’Alembert différenciait
3. Un Dieu omnipresent dans la nature
Leroy révèle également son déisme en percevant dans la nature de multiples signes du divin ; au contraire d’un Buffon d’esprit systématique pour qui la Création n’est point un fait scientifique et qui cherche à expliquer, voire à mathématiser la nature, notre auteur interprète les intentions de Dieu dans la nature et chez les animaux77) : «
Au demeurant, ce sont là des points communs partagés avec Bernardin de Saint-Pierre ; en effet, à l’image de notre auteur, cet écrivain se révèle providentialiste et voit le monde comme un tout, un système créé par Dieu80). Cette vision sacrée s’exprime également dans la méthode que prônent les deux hommes pour avoir une meilleure connaissance de la nature : à l’opposé d’un scientifique qui resterait dans son cabinet (par exemple, Buffon), Leroy conseille de faire un travail de terrain pour bien comprendre les animaux81) ; Bernardin de Saint-Pierre, de son côté, appelle à pratiquer des activités quotidiennes avec la nature, comme le travail agricole ou l’herborisation82).
Cette vision particulière d’une nature réceptrice de signes du divin évoque aussi celle de Rousseau, penseur qui, comme l’on sait, a influencé notre auteur : «
Au-delà de ces constats, le concept déiste de Leroy accorde une place centrale à l’idée d’ordre et c’est ce qui fait qu’elle souffre de conservatisme d’un point de vue scientifique ; on sait en effet qu’après 1750, dans la révolution du naturalisme qui se fait jour, la Nature n’est plus conçue comme un « Ordre » issu de la théologie mais une puissance dynamique, qui éclipse la Divinité, qui possède des lois et qui a une faculté créatrice86).
4. Decrire, contempler : une attitude particuliere a l’egard de la nature
De même, Leroy prône-t-il dans son texte une attitude traditionnelle qui marque un certain déisme. Tout d’abord, cette attitude se dévoile dans sa manière de décrire la nature et de l’observer (rappelons que Rousseau était sensible à cette dernière dimension87)). Effectivement, Leroy se plaît à énumérer, de manière romancée, pleine de vie, une série d’actions produites par l’animal, comme ici la fuite d’un cerf : «
Nous devons constater la fiction, la vie, le mouvement qui émanent de cette description. Ce style particulier s’explique par le fait que Leroy est un homme de son époque : comme Buffon, avec sa célèbre description de l’éléphant, il cède souvent à l’anthropocentrisme89) et comme Buffon l’écrivain, il a le souci de ne pas ennuyer ses lecteurs90).
Mais cet art de la description n’est point neutre : elle suggère une posture intellectuelle précise, qui préconise la contemplation de la nature ; d’après notre auteur, l’homme doit savoir en saisir les beautés secrètes, ne pas se contenter de la froide analyse, purement démonstrative, et doit se garder de la juger. Il faut savoir apprécier la nature, la prendre telle qu’elle est : «
Mais revenons à la posture de Leroy : là encore, celle-ci suggère Rousseau, un Rousseau qui aime pareillement « contempler » l’oeuvre de la nature 96) et qui déclare dans
Notons enfin que cette attitude prêchée par notre auteur s’inscrit dans une tradition qui sait s’émerveiller de la nature et qui la considère comme un « écrin » (de Virgile avec ses
5. Les animaux aussi ont une ame
L’un des autres signes de la conception déiste de la nature de Charles-Georges Leroy réside dans la position qu’il adopte dans la querelle de l’âme des bêtes100) - un débat du XVIIIe siècle qui s’interroge sur le fait que les animaux puissent oui ou non avoir une âme. Derrière cette querelle d’apparence érudite se dessine en réalité une autre, beaucoup plus importante : la lutte entre la religion et l’athéisme. En effet, cette querelle voit s’affronter deux camps : les partisans de l’âme des animaux et les héritiers cartésiens de l’idée que les animaux seraient des « machines » sans âme ; effectivement, en remettant en cause l’âme des animaux, ces derniers tendent vers le matérialisme – une philosophie qui s’arrête avant tout à la matière, qui rejette à la fois Dieu et l’âme101), et s’oriente en conséquence vers l’athéisme.
D’emblée, dès les premières pages de
L’un d’entre eux est le naturaliste Louis-Marie Daubenton ; l’article «
Au passage, Leroy affiche sa posture, traditionnelle (une philosophie anticartésienne de la nature 111)), à laquelle adhère un Réaumur112) : pour lui, les animaux ne sont pas de simples mécaniques. Leroy adhère-t-il donc à l’idée que les animaux auraient une âme ? Dès le début de son ouvrage, il approuve cette idée tout en s’interrogeant sur la nature de cette âme : «
Du reste, d’autres penseurs accordent une âme aux animaux ;
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Ⅲ?Les moderations qu’apporte Leroy a son deisme
On a vu dans la partie précédente les différents aspects qui participent au déisme de Leroy : l’idée d’un ordre organisé par Dieu, suprême architecte de l’univers, la volonté d’observer et d’interpréter tous les signes du divin dans la nature, l’appel à la contemplation de la nature, et en dernier lieu, l’argument de Leroy que les animaux auraient une âme. Cependant, ce déisme typique des Lumières se voit modéré et contredit. Ces aspects vont maintenant être abordés.
1. L’homme, cet animal qui n’est pas comme les autres
La première modération que Leroy apporte à son déisme et qui révèle une certaine modernité dans sa pensée est sa vision – très biologisée – de l’homme : si celui-ci est supérieur aux animaux, il demeure avant tout un être qui se classe dans la catégorie des animaux («
C’est ici une idée très importante qui engendre un nouveau paradigme ; l’homme, cet animal, peut être étudié d’un point de vue biologique, et non comme un « être » supérieur ; dès lors, en raison de son animalité, l’homme doit être étudié au sein de son environnement, et il devient nécessaire de réfléchir à ses restrictions biologiques mêmes, que subissent les autres animaux : «
Il faut dire que l’usage de ce nouveau paradigme ouvre des perspectives inédites : en rapprochant la réalité biologique de celle politique, Leroy établit un raisonnement de nouveau type, propre aux Lumières les plus avancées : déterministe (comme la célèbre théorie des climats de Montesquieu) et anthropologique123), comme le démontre la citation qui suit : «
Leroy enrichit cette vision moderne de l’homme-animal soumis à son environnement d’une approche rousseauiste. Du grand philosophe, il reprend la fameuse idée de « l’état naturel », qui précéderait « l’état social », et la transformation morale négative de l’homme (orgueil, corruption, vice…) : «
En bon intellectuel des Lumières, avec modernité, Leroy pense par conséquent l’homme d’un point de vue biologique et anthropologique. Cependant, cette vision n’est pas sans danger : en entrevoyant l’homme dans ses limites biologiques, nous ne sommes pas loin d’une conception matérialiste niant Dieu, partagée par un Diderot. Nous constatons donc un affaiblissement substantiel de son déisme.
2. L’appel a un travail de terrain
Leroy tempère également son déisme par sa méthode d’étude des animaux : il appelle à les observer sur le terrain même, aux côtés des chasseurs129) (il n’hésite d’ailleurs pas à railler un Buffon sédentaire, enfermé dans son cabinet de travail130)). Certes, il n’a pas la rigueur scientifique d’un Buffon ni son « esprit systématique », mais conseiller de faire une étude en pleine air des animaux (pour lui, le parc royal de Versailles) apparaît comme une démarche moderne, empirique131), presque
Cet empirisme, tôt ou tard, peut se retourner contre la vision déiste de la nature précédemment formulée car elle pousse, par son contenu même, à nier Dieu par le processus de l’expérience.
3. De l’ame a l’intelligence des animaux
Revenons à la pensée déiste de Leroy concernant les animaux : ceux-ci auraient une « âme ». Mais curieusement, Leroy utilise peu fréquemment ce terme dans son ouvrage – moins d’une dizaine de fois. Il n’y a guère qu’au début qu’il s’attache à préciser ce concept, mais par la suite, il donne l’impression d’esquiver la question.
En réalité, semble se substituer à la place l’affirmation que les animaux seraient capables de penser et de réfléchir. L’anthropomorphisme, dont il use abondamment, le prouve : ici, le loup, avec son «
L’autre signe de l’intelligence chez les humains se distingue par leur capacité à créer des sociétés organisées. Il en va peut-être de même pour les sociétés animales, pense Leroy, et il évoque la question des lapins, aptes selon lui à «
Autre marqueur de l’intelligence animale : la sensibilité animale : «
Malgré tout, une question subsiste : pourquoi cet emploi si peu fréquent du terme «
Cette ambivalence à l’égard de la religion – et qui constitue précisément le paradoxe du déisme – paraît dès lors s’exprimer dans son concept d’«
De la sorte, ce concept
1)Antoine de Baecque, Françoise Mélonio, Lumières et liberté, Editions du Seuil, Paris, 2005, p.11. 2)Ibid., p.64. 3)Ibid., p.244. Michel Launay, Georges Malhos, Introduction à la vie littéraire du XVIIIe siècle, Bordas, Paris, 1969, p.35-36. 4)Olivier Chaline, La France au XVIIIe siècle, 1715-1787, Belin supérieur, Paris, 1996, p.99. 5)Antoine de Baecque, Françoise Mélonio, op.cit., p.175. 6)Olivier Chaline, op.cit., p.115. 7)Daniel Roche, La France des Lumières, Fayard, Paris, 1993, p.456-457. 8)Jean Renaud, La littérature française du XVIIIe siècle, Armand Colin, Paris, 1994, p.55. 9)Jean-Jacques Tatin-Gourier, Lire les Lumières, Dunod, Paris, 1996, p.41. 10)Yves Laissus, Buffon, La nature en majesté, Découvertes Gallimard Sciences et techniques, Paris, 2007, p.89. 11)Jean-Loup d’Handt, Histoire de la zoologie, Ellipses, Paris, 2006, p.63. 12)Jean-Loup d’Handt, op.cit., p.59. 13)Michel Charpentier, Jeanne Charpentier, Littérature XVIIIe siècle, textes et documents, Nathan, Paris, 1987, p.232. 14)Ibid., p.52. 15)Jacques d’Aguilar, Histoire de l’entomologie, Delachaux-Niestlé, Paris, 2006, p.55. 16)Clifford D. Conner, Histoire populaire des sciences, L’échappée, Paris, 2011, p.372. 17)Michel Charpentier, Jeanne Charpentier, op.cit., p.232. 18)Olivier Chaline, op.cit., p.107-108. 19)Ibid. 20)André Zusberg, La monarchie des Lumières, 1715-1786, Editions du Seuil, Paris, 2002, p.429. 21)Henry Duméry, « Déisme » in Encyclopedia Universalis. 22)Antoine de Baecque, op.cit., p.71. 23)Jean Goldzink, XVIIIe siècle, Bordas, Paris, 1988, p.37. 24)Ibid., p.109. 25)Antoine de Baecque, Françoise Mélonio, op.cit., p.72. 26)Ibid., p.71. 27)Marion Thomas, « Analyses d’ouvrages », in Revue d’histoire des sciences, 2008, Tome 61, p.220. 28)Centre de recherche du château de Versailles (www.chateauversaillesrecherche- ressources.fr/) 29)Ibid. 30)Jacques Roger, Buffon, un philosophe au jardin du roi, Fayard, Paris, 1989, p.449. 31)Ibid., p.370. 32)Charles-Georges Leroy, Lettres sur les animaux, 4e édition, Editions Poulet-Malanis, Paris, 1862, p.193-195, p.11, p.92, p.223. Si Charles-Georges Leroy ne cache pas son admiration pour le grand naturaliste, il lui arrive quelquefois de critiquer violemment ses positions. 33)Jean Renaud, op.cit., p.57. 34)« Noms des personnes qui ont fourni des Articles ou des secours pour ce Volume, & les suivants », p.6, 7e volume, in L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de Gens de lettres, eds. Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, Paris, 1751-1772, University of Chicago : ARTFL Encyclopédie Project. 35)Ibid., p.449. 36)Yves Thonnérieux, « Si on parlait d’éthologie ? Première partie : un chasseur nommé Leroy », Le Courrier de la nature, n°268, Mai-juin 2012, p.38-39. 37)Charles-Georges Leroy, op.cit., 267 pages. 38)Antoine de Baecque, Françoise Mélonio, op.cit., p.58. 39)Michel Delon, Pierre Malandain, op.cit., p.309. 40)Ibid., p.310 41)Michèle Narvaez, A la découverte des genres littéraires, Ellipses, Paris, 2000, p.151. 42)Charles- Georges Leroy, op.cit., p.131-132. 43)Ibid., p.101. 44)Le Roy Charles-Georges, « Homme », p.274, 8e volume, in L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de Gens de lettres, eds. Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, Paris, 1751-1772, University of Chicago : ARTFL Encyclopédie Project. 45)Voici le texte : « Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’il domine les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bêtes qui rampent à terre » (Luc Strenna, « L’homme et la nature », Courrier de la Nature n°254, mai-juin 2010, p.39). 46)William Leiss, The domination of nature, McGill-Queen’s University Press, 1994, p.31. 47)William Leiss, op.cit., p.32. 48)Frank Burbage, La nature, Flammarion, Paris, 1998, p.135. 49)Ibid., p.27. 50)Ibid., p.145. 51)Eric Sartori, Histoire des grands scientifiques français, d’Ambroise Paré à Pierre et Marie Curie, Plon, Paris, 1999, p.147. 52)Ann Thomson, « Les animaux plus que machines », Dix-huitième siècle, 2010/1, N°42, p.348. 53)Représentant de la philosophie matérialiste, D’Holbach rappelle que l’être humain est subordonné aux lois de la nature et qu’il ne peut en aucun cas s’en considérer comme supérieur : « L’homme est l’ouvrage de la nature, il existe dans la nature, il est soumis à ses lois, il ne peut s’en affranchir, il ne peut même par la pensée en sortir (…). Pour un être formé par la nature et circonscrit par elle, il n’existe rien au-delà du grand tout dont il fait partie, et dont il éprouve les influences » (Frank Burbage, op.cit., p.149). 54)Charles-Georges Leroy, op.cit., p.140. 55)Luc Strenna, op.cit., p.40. 56)Charles-Georges Leroy, op.cit., p.214-215: “Cette disposition est celle en vertu de laquelle tout homme qui en voit souffrir un autre, est affecté lui-même d’un sentiment de souffrance (…) ». 57)Ibid., p.143. 58)Ibid., p.219. 59)Eric Sartori, op.cit., p.146. 60)Jean Renaud, op.cit., p.56. 61)«C’est ainsi, monsieur, que, dans la société, presque tous nos besoins se dénaturent au point de devenir méconnaissables ; les passions même les plus actives perdent de vue leur objet naturel » (Charles-Georges Leroy, op.cit., p.152.) 62)Ibid., p.61. 63)Frank Burbage,.op.cit., p.63. 64)Ibid., p.102. 65)Par exemple, aux pages 13, 75, 228, 229, 50. 66)Jean Renaud, op.cit., p.56. 67)Michel Launay, Georges Mailhos, op.cit., p.19. 68)Jean Ehrard, L’idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Albin Michel, Paris, 1963, p.192. 69)Jacques Roger, op.cit., p.122. 70)Eric Sartori, op.cit., p.148. 71)Ann Thomson, op.cit., p.349. 72)Clifford D. Conner, op.cit., p.372. 73)Ibid., p.373-374. 74)Yves Laissus, op.cit., p.21 75)« Le seul moyen de connaître est celui des expériences raisonnées et suivies, car toutes les autres méthodes d’investigation n’ont jamais abouti » écrit Buffon (Yves Laissus, op.cit., p.21) 76)Daniel Roche, op.cit., p.20. 77)Jean Goldzink, op.cit., p.38. 78)Charles-Georges Leroy, op.cit., p.75. 79)Après une longue tirade où il décrit les intentions secrètes du « souverain Être » de hiérarchiser l’univers animal, Charles-Georges Leroy écrit : « Et vous me demandez, à moi, pourquoi ces êtres-là ne font pas de beaux tableaux et des livres de métaphysique ? Apparemment que Dieu a voulu qu’ils fissent ce qu’ils font, et ce n’est pas à nous à en savoir davantage. » Charles-Georges Leroy, op.cit., p.102. 80)Ibid., p.380. 81)Charles-Georges Leroy, op.cit., p.95. 82)Ibid., p.375. 83)Jean Renaud, op.cit., p.57. 84)André Charrak, « Nature, raison, moralité dans Spinoza et Rousseau », Revue de métaphysique et de morale, 2002/3, n°35, p.410. 85)Jeanne et Michel Charpentier, Littérature XVIIIe siècle, Livre du professeur, Nathan, Paris, 1988, p.325-326. 86)Jean Ehrard, op.cit., p.247. 87)Alain Couprie, La Nature : Rousseau et les romantiques, Hatier, Paris, Octobre 1985, p.8. 88)Charles- Georges Leroy, op.cit., p.43. 89)Jacques Roger, op.cit., p.371. 90)Ibid., p.365. 91)Charles- Georges Leroy, op.cit., p.100. 92)Il écrit aussi : « Que Dieu ait voulu mettre, ou non, une distance plus ou moins grande entre quelques-uns de ses ouvrages et les autres, ce n’est pas là mon affaire. Je me borne à admirer tout ce qu’il a fait pour sa gloire, et à lui rendre grâce de ce qu’il a fait pour moi » écrit Leroy (in Charles-Georges Leroy, op.cit., p.111). 93)Texte « Se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». 94)Frank Burbage, op.cit., p.136. 95)William Leiss, op.cit., p.76. 96)Alain Croupie, op.cit., p.16. 97)Frank Burbage, op.cit., p.153-154. 98)Jean Renaud, op.cit., p.56. 99)« Je ne trouve point de plus digne homme à la Divinité que cette admiration muette qu’excite la contemplation de ses oeuvres, et qui ne s’exprime point par des actes développés » écrit Rousseau dans le Livre XII de Les Confessions, in Luc Strenna, « L’homme et la nature, ou comment l’homme occidental a pensé ses rapports à la nature », Le Courrier de la nature, n°253, Mars-Avril 2012, p.37-38. 100)Janick Auberger, Peater Keeting, op.cit., p.76. 101)Jean Renaud, op.cit., p.57. 102)Charles-Georges Leroy, op.cit., p.84. 103)Ibid., p.113. 104)Texte « Se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». 105)Eric Sartori, op.cit., p.76. 106)Luc Strenna, « L’homme et la nature », in Courrier de la Nature, n°254, mai-juin 2010, p.40. 107)« (…) que de forces, que de machines & de mouvemens sont renfermés dans cette partie de matiere qui compose le corps d’un animal ! » (Louis-Marie Daubenton, « Animal », p.468, 1er volume, in L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de Gens de lettres, eds. Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, Paris, 1751-1772, University of Chicago : ARTFL Encyclopédie Project). 108)Ibid. Dans ce même article, Daubenton exprime aussi ses doutes sur l’intelligence des animaux : « C’est parce qu’ils ne peuvent joindre ensemble aucune idée, qu’ils ne pensent ni ne parlent, (…) qu’ils n’inventent & ne perfectionnent rien ». 109)« L’animal est au contraire un être purement matériel, qui ne pense ni ne réfléchit, et qui cependant, agit et semble se déterminer. Nous ne pouvons douter que le principe de la détermination du mouvement ne soit dans l’animal un effet purement mécanique, et absolument dépendant de son organisation » (Charles-Georges Leroy, op.cit., p.194). 110)Ibid., p.195. 111)Jacqueline Russ, op.cit., p.134. 112)Jacques Roger, op.cit., p.221. 113)Charles-Georges Leroy, op.cit., p.8-9. 114)L’Essai philosophique sur l’âme des bêtes. 115)Janick Auberger, Peater Keeting, op.cit., p.75-76. 116)Charles-Georges Leroy, « Homme (Morale) », op.cit., p.274. 117)Charles-Georges Leroy, Lettres sur les animaux… op.cit., p.233. 118)Son article « Homme (Histoire naturelle) » dans l’Encyclopédie en témoigne. 119)Jean Renaud, op.cit., p.57. 120)Ann Thomson, op.cit., p.339. 121)Charles-Georges Leroy, op.cit., p.236. 122)Ronald E. Purser, Changkil Park, Alfonso Montuori, “Limits to anthropocentrism: toward an ecocentric organization paradigm?” in Academy of management review, 1995, Vol.20, N°4, p.1058. 123)Marion Thomas, op.cit., p.222. 124)Ibid., p.244. 125)Michel Launay, Georges Malhos, op.cit., Bordas, Paris, 1969, p.103. 126)Charles-Georges Leroy, op.cit., p.149, p.152 et p.156. 127)Charles-Georges Leroy, op.cit., p.233-252 (dans cette partie, Leroy exprime sa modernité par une approche anthropologique de la politique et de la religion, avec cependant toutes les limites et les préjugés de son époque ; il semble en effet détourner l’idée de l’état naturel de Rousseau pour établir une hiérarchie de races entre « peuples sauvages » et « peuples civilisés »). 128)Charles-Georges Leroy, op.cit., p.240-241. 129)Plusieurs fois, Charles-Georges Leroy regrette de ne pas pouvoir faire parler les chasseurs : « On les a jugées [les bêtes] sans les avoir suffisamment connues. Les chasseurs, qui observent parce qu’ils en ont mille occasions, n’ont pas ordinairement le temps ou l’habitude de raisonner ; et les philosophes, qui raisonnent tant qu’on veut, ne sont pas ordinairement à portée d’observer » (Charles-Georges Leroy, op.cit., p.95). 130)« (…) Je suis sûr que si M. de Buffon était aussi grand chasseur qu’il est grand philosophe (…) » écrit Leroy de manière ironique (Charles-Georges Leroy, op.cit., p.203). 131)Jean-Claude Bourdin, op.cit., p.361. 132)Edmond Ortigues, “Empirisme”, in Encyclopedia Universalis. 133)Charles-Georges Leroy, op.cit., p.26. 134)Ibid., p.30. 135)Ibid., p.41. 136)Ibid., p.48. 137)Ibid., p.129.. 138)« Un chien, conduit par un homme, m’a plusieurs fois forcé de fuir et m’a suivi longtemps à la trace, donc ma trace lui a été connue : ce qui est arrivé plusieurs fois peut encore arriver aujourd’hui ; donc il faut qu’aujourd’hui je me précautionne contre ce qui est déjà arrivé. » Leroy poursuit cette pensée du cerf sur plus d’un paragraphe (Ibid., p.40). 139)Ibid., p.59. 140)Ibid., p.73. 141)Ibid., p.123. 142)Ibid., p.196. 143)Ibid., p.204-205. 144)Jean-Claude Bourdin, « L’anthropomorphisme de Charles-Georges Leroy chasseur et philosophe », in Dix-huitième siècle, 2010, n°42, p.366. 145)(Charles-Georges Leroy, op.cit., p.9). 146)Eric Baratay, « La promotion de l’animal sensible : une révolution dans la révolution », in Revue historique, 2012, n°661, p.143. 147)Dès les premières lignes, l’auteur, Petit, se lance dans une description de type matérialiste : « Ce corps, ainsi que celui de tous les autres animaux, est une machine très compliquée (…) ». Petit, « Homme (Exposition anatomique du corps de l’) », p.261, 8e volume, in L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de Gens de lettres, eds. Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, Paris, 1751-1772, University of Chicago : ARTFL Encyclopédie Project. 148)Marion Thomas, op.cit., p.220 149)Jean Ehrard, op.cit., p.787.
La pensée du rapport entre les hommes et les animaux de Charles-Georges Leroy se révèle paradoxale.
En premier lieu, elle se remarque par son déisme, trahissant chez cet auteur un homme de son siècle. La représentation du rapport homme-animal dénote une pensée traditionnelle : l’homme, supérieur aux animaux, domine la nature. Déiste, cette pensée l’est aussi par son « système », basée sur sa conception d’un ordre naturel, hiérarchisé, hérité de l’échelle des êtres d’Aristote, ordre statique, et divisé – une lecture de la nature qui diffère grandement de la vision d’un Buffon. Le déisme s’affirme ensuite dans l’attitude que Leroy prône vis-à-vis de la nature : il faut savoir la contempler, non la juger ; et l’on doit chercher dans la nature les signes du divin, une lecture adoptée également par Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre. En dernier lieu, notre auteur affiche son déisme par le fait qu’il considère que les animaux aient une âme – une assertion défendue par des religieux de l’époque.
Cependant, cette vision déiste du rapport homme-animal se voit mesuré par plusieurs arguments qui, paradoxalement, suggèrent un certain matérialisme chez notre auteur. Le premier argument se trouve être dans la vision de l’homme dans sa relation par rapport aux animaux : en reconnaissant l’homme comme un animal, c’est-à-dire dans ses limites biologiques et environnementales, Leroy esquisse une pensée novatrice et moderne aux relents matérialistes, mais fondatrice d’une science anthropologique. Le deuxième argument se signale dans son appel à un travail naturaliste de terrain, qui présente le danger de saper, par son expérience, les représentations du divin. Enfin, le troisième argument est son concept d’« intelligence » des animaux, qui semble traduire la volonté de dépasser l’idée, trop religieuse, d’« âme » des bêtes pour mieux la séculariser et de la sorte, l’enrichir.
Tous ces arguments qui affaiblissent son déisme – autant de pendants masqués – nous montrent en conséquence que la pensée naturaliste de Leroy peut avant tout se concevoir comme une pensée de transition : héritée de la religion, elle se laïcise peu à peu, tout en faisant naître des questions véritablement modernes : l’éthologie, la science du comportement des animaux, est le produit même de cette contradiction.