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OA 학술지
Le daguerreotype francais et le paysage ‘humain’ moderne 프랑스 사진 은판술과 근대의 인간적 풍경
  • 비영리 CC BY-NC
ABSTRACT
Le daguerreotype francais et le paysage ‘humain’ moderne
KEYWORD
daguerreotype , perte de l’aura , art et masse , paysage micro-macroscopique , paysage humain
  • 1. Introduction

    L’invention du daguerréotype1) est plus qu’une simple invention scientifique. Elle est en effet l’un des plus grands événements du XIXe siècle. Mais la photographie n’est pas à proprement parler l’invention de Daguerre ; elle est l’aboutissement de bon nombre d’études scientifiques en chimie, en optique et en physique depuis la Renaissance pour réussir à fixer les images dans la Camera Obscura. Une fois inventée, la photographie a beaucoup contribué au développement des sciences et de l’art. Non seulement elle a élargit le champ des possibles de la représentation artistique du paysage, mais elle a aussi entraîné une mutation profonde de la notion même d’art moderne. Le daguerréotype a incontestablement provoqué une révolution dans la représentation du monde. Ce qui nous intéresse ici plus particulièrement, c’est le rôle du daguerréotype dans la représentation du paysage urbain ainsi que dans la représentation des mondes microscopique et macroscopique.

    D’abord, avec l’arrivée du daguerréotype, la représentation du paysage urbain est incroyablement fidèle et précise : il capte les passants d’une ville plongés dans un monde à la fois artificiel (tel bâtiment historique, telle rue, tel monument religieux) et naturel (un fleuve qui traverse la ville ou des arbres bordant les grands boulevards).

    Ensuite, le daguerréotype nous révèle de nouveaux objets en étant utilisé dès son invention par les sciences de la nature. Il nous a ouvert les yeux sur les paysages magnifiques du monde microscopique et du monde macroscopique : des cellules d’une grenouille au spectre solaire.

    Mais l’importance du daguerréotype ne s’arrête pas là. Le daguerréotype a aussi fait évoluer en profondeur la notion d’oeuvre d’art, comme l’écrit Walter Benjamin dans son article célèbre “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” ; en effet, la possibilité de reproduire l’oeuvre d’art a accéléré la perte de l’aura religieuse en nous permettant d’en profiter dans notre vie quotidienne. L’art moderne nous encourage à trouver la poétique dans le monde familial réanimé par des objets retrouvés, et non point dans l’Idée. L’ironie du dadaïsme à l’égard de l’œuvre d’art qui est généralement considérée comme sérieuse se situerait dans ce contexte. Et c’est dans ce même contexte que Francis Ponge affirme : “l’objet, c’est la poétique”2).

    Un autre apport majeur du daguerréotype à l’art moderne concerne la popularisation de l’art. Cet instrument permet à tout à chacun de devenir un ‘artiste’, ce qui met définitivement hors jeu l’idée romantique selon laquelle l’oeuvre d’art ne peut être qu’une création de quelque rares génies.

    C’est avec deux catalogues d’expositions que l’on peut se rendre compte du rôle essentiel du daguerréotype dans l’évolution de la représentation du paysage et dans le changement du statut de l’oeuvre d’art. L’un est édité par le musée Carnavalet en 1989 à l’occasion de l’exposition “Paris et le daguerréotype”3), l’autre par le musée d’Orsay en 2003 à l’occasion de l’exposition “Le daguerréotype français. Un objet photographique”4). Ce travail a pour but deretracer, à travers ces deux catalogues, les influences du daguerréotype sur la représentation du paysage et dans le monde de l’art.

    1)Le daguerréotype est un procédé photographique mis au point par Louis Daguerre (1787-1851). Il produit une image sans négatif sur une plaque de cuivre argentée, iodurée en surface, exposée directement à la lumière.  2)Francis Ponge, “L’objet, c’est la poétique”, L’Atelier contemporain, Œuvres complètes, Tome Ⅱ, édition établie par G. Farasse, J.-M. Gleize, J. Martel, R. Melançon, Ph. Met et B. Veck, sous la direction de B. Beugnot, Paris, Gallimard, « Pléiade », 2002, p. 657.  3)Françoise Reynaud, Paris et le daguerréotype, Paris, Paris-Musées, 1989.  4)Quentin Bajac et Dominique Font-Réaulx, Le Daguerréotype français. Un objet photographique, Paris, Musée d’Orsay/RMN, 2003.

    2. Le daguerreotype et le paysage urbain : Paris perdant son ‘aura’

    Il est vrai que beaucoup de daguerréotypistes ont accéléré, à leur insu, la ‘perte de l’aura’. En effet, selon Benjamin, le changement le plus remarquable dans la perception de l’oeuvre d’art moderne est un déclin de l’aura5), ce qui constituerait un tournant dans l’histoire de l’art. En exposant ses clichés voyageant en Europe et au-delà, le daguerréotype ne fait qu’accélérer davantage la perte de l’aura :

    Il est à noter que le daguerréotype a franchi les frontières de la France dès sa divulgation7) ; le daguerréotype est alors exporté en dehors de la France par le biais des images de Paris : “Parés de la griffe de leur auteur, ils (les objets) furent offerts par voie ministérielle à quelques-uns de ces monarques qui régissaient l’Europe de 1839”8). Après sa divulgation, on trouve partout en Europe les vues de Paris : ‘la place de la Concorde’9) (Figure 1) vue a Copenhague, ‘Notre-Dame de Paris’10) (Figure 2) vue a Munich, ‘la Seine et le Louvre’11) (Figure 3) vus a New York, etc. Par consequent, ‘Notre-Dame de Paris’, exposee a Munich en reproduction, perd de son aura et n’est plus desormais vraiment de Paris. Notre-Dame a perdu de son autorite et de son authenticite au profit d’une multitude de representation et d’interpretations possibles.

    Avec le daguerréotype, l’aura de l’oeuvre d’art perd de sa fonction ‘magique’ et ‘rituelle’12) pour se lier avec une fonction d’objet commercial. Et les marchands de tableaux, assurément, furent les premiers à le percevoir :

    La perte d’aura des oeuvres d’art est ainsi directement liée à leur ‘laïcisation’, leur reproduction leur faisant perdre leur caractère plus ou moins sacré. Cela signifie que les oeuvres d’art ne comportent plus ce caractère religieux. D’ailleurs, concernant ce dernier point, il existe une image frappante : le portrait d’un insurgé mort pendant la révolution de 184814) (Figure 4):

    Ce portrait ne nous dit rien, sauf le fait qu’il s’agisse sans doute d’un revolutionnaire mort. Sa mort est loin d’etre heroique. Il n’a nulle couronne d’epines comme Jesus-Christ et pourtant sa mort n’en n’est pas moins sacree pour autant que cet homme se sacrifiat pour les autres. Ainsi, l’art moderne nait la ou il se separe, pour la valeur humaine, du mode d’existence religieux. C’est en ce sens que le daguerreotype de ‘Notre-Dame de Paris’ se presente de facon non religieuse. En effet, la reproduction de ‘Notre-Dame de Paris’ provoque chez ceux qui la voient des sentiments divers. Pour l’un, il s’agit d’un monument historique de Paris ; pour l’autre, en revanche, elle est un endroit inoubliable lié à un souvenir personnel. Ainsi, cette nouvelle forme de réception de l’oeuvre d’art déprécie sans doute son hic et nunc16) sans toutefois remettre en cause l’existence même de l’oeuvre d’art. Ainsi, ce qui est ébranlé au fur et à mesure qu’un objet artistique perd de “son pouvoir de témoignage historique” et de “sa valeur de témoignage”, c’est “l’autorité de la chose, son poids traditionnel”17). Il est donc vrai que nous acquérons d’autant plus de liberté dans l’interprétation des oeuvres d’art que l’art est dépourvu du poids religieux.

    Il en est de même du Louvre. L’authenticité du Louvre se voit aussi remise en question par la reproduction. Le Louvre est un symbole de l’art traditionnel, très imposant et rigide comme en quelque sorte le ‘Temple de la beauté’. L’autorité de ce ‘Temple de la beauté’, où la belle apparence domine, est incontestablement puissante. Une oeuvre peut se définir comme une oeuvre d’art par le seul fait de se trouver au sein du Louvre. Personne ne doute de sa valeur artistique. Mais cette souveraineté du Louvre est désormais menacée par cette nouvelle technique de reproduction qu’apporte le daguerréotype. Un daguerréotype fameux de Jean-Baptiste Louis Gros (sur lequel figure le Louvre et la Seine) est à ce point de vue très symbolique18) (Figure 5). La mise au point de ce daguerréotype se situe non pas sur le Louvre, mais sur la Seine ; l’élément central est donc la Seine. Le Louvre n’est qu’un élément qui met en relief le paysage fluvial parisien. “D’ou une vision dynamique du paysage urbain” qui remet en cause le statut traditionnel de l’œuvre d’art :

    Le Louvre imposant n’est qu’une chose fugitive qui change avec le temps tout comme la Seine ; il n’est plus éternel. Ce dont il s’agit dans l’art moderne, c’est la ‘dynamique’ et non plus le ‘statique’. L’important est la nature elle-même qui constitue la condition sine qua non de notre vie. Toutes les choses sont fugitives et vaines devant la Nature, si bien que toutes les choses dans la Nature sont égales dans leur existence. Alors, le Louvre ‘éternel’ n’occupe plus de position artistique supérieure. D’où une nouvelle esthétique de la Nature qui refuse à la fois le rituel et le traditionnel. Ce Louvre ne dit que des choses qui y sont emmagasinées dedans ; en revanche, l’extérieur du Louvre nous dit davantage sur toutes les choses qui nous entourent et qui constituent vraiment la poétique et l’artistique. L’oeuvre d’art, qui avait jusque là gardé l’autorité historique et traditionnelle, a perdu ainsi, avec l’arrivée de la photographie, son unicité et s’est transformée en ‘paysage fugitif’. En ce sens, l’oeuvre d’art moderne cesse d’être une belle apparence et veut volontiers être ‘irrécupérable’20). Cela signifie que “l’art s’est échappé du domaine de la belle apparence, qui longtemps passa pour le seul où il pût prospérer”21), comme le dit Benjamin. Pour les artistes modernes, tous les objets autour de nous peuvent servir de matériaux artistiques.

    Francis Ponge nous livre un poème très allégorique sur le caractère de l’œuvre d’art :

    Ponge met l’accent sur la ‘non-substantialité’ des œuvres d’art. Selon lui, l’oeuvre littéraire considérée comme une sorte de ‘Louvre de lecture’ n’est pas la substance au sens spinoziste23). Les œuvres, qui ne peuvent plus éviter le destin des actions de ‘l’anéantissement du Néant’24) comme d’autres choses naturelles, ne sont rien d’autre qu’un ‘étant’ heideggérien. Ce qui est important, c’est donc le fait que l’art moderne se soit aperçu de sa vanité. Tout ce qui est fugitif ne serait plus là, même si l’image photographique, qui est devenue éternelle en s’extrayant de sa continuité spatio-temporelle, pouvait témoigner de son existence.

    5)Walter Benjamin, “L’oeuvre d’art a l’epoque de sa reproductibilite technique”, Œuvres Ⅲ, trad. M. de Gandillac, P. Rusch et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, coll. ≪ folio/essais ≫, 2000, p. 73. Benjamin introduit ce concept dans son essai ecrit en 1936 “L’œuvre d’art a l’epoque de sa reproductibilite technique” pour caracteriser la specificite de l’oeuvre d’art qui est unique, liee a un endroit precis et qui s’inscrit dans l’histoire. Il definit l’aura comme “l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il” (Ibid., p. 75). Pour illustrer son propos, il donne l’exemple d’un observateur admirant une chaine de montagnes un jour d’ete. Le sentiment qu’il ressent a ce moment ne pourra pas etre reproduit, parce qu’il est impossible de reproduire cet instant-la. Ainsi, la reproductibilite technique a pour consequence la perte de l’aura, parce que la copie acquiert une autonomie vis-a-vis de l’original par le fait que l’oeuvre est placee dans de nouveaux contextes ; la copie va vers l’observateur, devient accessible dans des situations nouvelles, sort de tout contexte historique et spatial. Cf. Ibid., p. 72.  6)Françoise Reynaud, “Paris en daguerréotypes : un moment et non un lieu” (Shelley Rice), Paris et le daguerréotype, op. cit., p. 19.  7)Ibid., “1839 : Les « Vues de Paris » et l’introduction du daguerréotype en Europe” (Jean-Louis Bigourdan), pp. 31-35.  8)Ibid., p. 32.  9)Ibid., cat. n˚ 32 (p. 138), n˚ 31 (p. 139), cat. n˚ 78 (p. 142).  10)Ibid., cat. n˚ 75 (p. 128), cat. n˚ 84 (p. 123), n˚ 158 (p. 122).  11)Ibid., cat. n˚ 12 (p. 137), n˚ 13 (p. 73), n˚ 127 (p. 95).  12)Walter Benjamin, “L’œuvre d’art a l’epoque de sa reproductibilite technique”, op. cit., p. 76.  13)Françoise Reynaud, “1839 : Les « Vues de Paris » et l’introduction du daguerréotype en Europe” (Jean-Louis Bigourdan), Paris et le daguerréotype, op. cit., p. 33.  14)Ibid.., cat. n˚ 64 (p. 175).  15)Ibid., “Paris en daguerreotypes : un moment et non un lieu” (Shelley Rice), p. 20.  16)Walter Benjamin, “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”, op. cit., p. 72.  17)Ibid., p. 73.  18)Francoise Reynaud, Paris et le daguerreotype, op. cit., cat. n˚ 127, p. 95.  19)Ibid., “Paris en daguerreotypes: un moment et non un lieu” (Shelley Rice), p. 20.  20)Walter Benjamin, “L’œuvre d’art a l’epoque de sa reproductibilite technique”, op. cit., p. 105.  21)Ibid., p. 91.  22)Francis Ponge, “Notes pour un coquillage”, Le Parti pris des choses, Œuvres completes, Tome Ⅰ, edition etablie par M. Collot, G. Farasse, J.-M. Gleize, J. Martel, R. Melancon et B. Veck, sous la direction de B. Beugnot, Paris, Gallimard, ≪ Pleiade ≫, 1999, p. 40.  23)Baruch Spinoza, Ethique, Œuvres de Spinoza Ⅲ, trad. Charles Appuhn, GF Flammarion, 1965, p. 21 : “J’entends par substance ce qui est en soi et est concu par soi : c’est-a-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose, duquel il doive etre forme” (DE DIEU, definitions Ⅲ).  24)Martin Heidegger, Questions Ⅰ et Ⅱ, trad. collective, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 61.

    3. Le daguerreotype et le paysage micro-macroscopique : le daguerreotype applique aux sciences de la nature

    On ne saurait trop souligner l’apport de la photographie au développement de la Science. La photographie appliquée à l’astronomie, à la physique et à la biologie nous a permis d’élargir notre champ de perception. En effet, cet art nous fait voyager tantôt dans des microcosmes tantôt dans des macrocosmes25). Le monde familier devient étranger ; et le monde étranger devient familier à travers ce voyage.

    Il est étonnant de voir que “le daguerréotype fut très tôt utilisé par astronomes et physiciens”26) dès sa divulgation. Humboldt affirme avoir vu chez Daguerre une image représentant la lune en 1839. Jean-Baptiste Biot présente, le 17 février 1840, à l’Académie des sciences, des microphotographies sur plaques daguerriennes obtenues par Alfred Donné à la lumière oxhydrique grâce à un microscope solaire27). En 1844, Jean Bernard Léon Foucault a réussi à prendre le daguerréotype du sang de grenouille (Figure 6), de la levure de bièvre (Figure 7) et du spectre solaire28) (Figure 8). Devant ces images inouïes, nous sommes émerveillés, parce que ces images nous révèlent une réalité cachée. Si on se sert d’une métaphore de Benjamin, le daguerréotypiste (le cameraman) ressemble au chirurgien. Le daguerréotypiste pénètre profondément les tissus de la réalité comme le fait le chirurgien, alors que le peintre conserve dans son travail une distance vis-à-vis de la réalité comme dans la magie. Ainsi, l’image que le daguerréotypiste nous montre par ce travail est un ensemble de fragments multiples qui se recomposent selon une loi nouvelle, alors que le peintre nous montre une image globale29). Lorsque Benjamin dit que “la photographie révèle dans ce matériau les aspects physiognomoniques, les mondes d’images qui vivent dans les plus petites choses, assez interprétables et cachés pour avoir trouvé refuge dans les rêves éveillés”, il a raison. Ce monde plein d’images nous permet ainsi une perception autant scientifique qu’esthétique. En ce sens, ce n’est pas étonnant que Blossfeldt fasse l’analogie entre le monde microscopique et le monde à l’échelle humaine :

    Le daguerréotype a permis le développement des sciences comme l’astronomie, la biologie ou l’anthropologie. Mais si l’on se borne à évoquer l’aspect du daguerréotype en tant qu’outil scientifique, ce serait insuffisant. Ce qui est important, c’est que ces images elles-mêmes sont non seulement des outils scientifiques, mais aussi des oeuvres artistiques extraordinaires qui nous réjouissent et nous permettent d’élargir notre champ de perception. Grâce aux images de la ‘levure de bière’31), du ‘sang de grenouille’32) et des ‘globules de sang humain’33), on réalise que nous sommes entourés de matériaux extraordinaires et nous jouissons d’images fantastiques.

    25)Quentin Bajac et Dominique Font-Reaulx, Le Daguerreotype francais. Un objet photographique, op. cit., p. 368 : “La photographie appliquee a l’astronomie, a l’optique, a la medecine tend effectivement a proposer une image de ce qui est trop loin (les planetes) ou trop pres (les cellules) de nous pour apparaitre a l’œil nu. Nous pourrions justifier par une belle formule l’usage de la photographie pour l’etude de l’homme, sujet a la fois proche et lointain, en meme temps trop familier et toujours etranger. Meme en adoptant cette idee, le doute subsiste : qu’est-ce que la photographie permet de voir et de savoir de l’humain, quelle image de l’homme rend-elle intelligible ?”  26)Ibid., p. 366.  27)Ibid., p. 364.  28)Ibid., cat. n˚ 312, 313, 314, p. 366.  29)Walter Benjamin, “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”, op. cit., p. 99.  30)Walter Benjamin, “Petite histoire de la photographie” (1931), Œuvres Ⅱ, trad. M. de Gandillac, P. Rusch et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, coll. « folio/essais », 2000, p. 301.  31)Quentin Bajac et Dominique Font-Réaulx, Le Daguerréotype français. Un objet photographique, op. cit., cat. n˚ 312, p. 364.  32)Ibid., cat. n˚ 313, p. 364.  33)Ibid., cat. n˚ 314, p. 365.

    4. Le daguerreotype et le changement de la notion de l’art : l’art de masse

    C’est Benjamin qui s’est rendu compte de l’importance de la masse dans l’art moderne : “La masse est la matrice ou, a l’heure actuelle, s’engendre l’attitude nouvelle vis-a-vis de l’oeuvre d’art”34). La masse nee avec la modernite est devenue grande consommatrice des oeuvres d’art, en particulier, a travers le desir de “rendre les choses plus proches de soi”35), de sorte que la perte de l’aura s’en trouve acceleree. Autrement dit, le desir de la masse pour la possession des oeuvres d’art a entraine necessairement l’effondrement du mythe de l’unicite de l’existence de l’oeuvre d’art.

    En ce qui concerne l’apparition de la masse dans le domaine de la photographie, ce qui nous attire, ce sont les portraits pris par beaucoup d’amateurs daguerréotypistes. Le catalogue de 200336) nous montre de nombreux portraits intéressants : les autoportraits37), les portraits professionnels38), les portraits amateurs39) et les portraits post mortem40). Parmi ces portraits, les deux derniers cas retiennent notre attention : les portraits amateurs – y compris les portraits d’étrangers41) – et les portraits post mortem.

    En regardant un portrait d’une femme “avec la physionomie vive et spirituelle”42) (Figure 9) nous montrant son profil, on a envie de s’adresser à elle pour connaître son nom, sa vie, etc. Malheureusement ce n’est possible qu’en imagination, comme le fait Baudelaire en regardant une vieille femme dans un poème intitulé “Les fenêtres”43). Comme l’écrit Benjamin, dans les portraits, il y a des regards tenaces, qui nous font s’interroger sur leur vécu44). Il y a vraiment “quelque chose qu’on ne soumettra pas au silence”, a savoir “quelque chose qui ne se reduit pas au temoignage de l’art”. La plupart des portraits du daguerreotype sont ceux d’anonymes. Les portraits ne nous donnent aucune information sur leur vie. Alors qu’ils ont vecu la reellement, et qu’ils se tenaient dans le cadre de la photographie, ils n’existent plus. En plus, personne ne temoigne de leur existence reelle. En ce sens, ils sont en quelque sorte des etres fantomatiques. Ces fantomes s’adressent a nous avec tenacite en suppliant qu’on leur raconte leur propre vie. C’est ici que l’‘Autre’ levinasien represente dans les portraits de daguerreotypes nous rappelle la “muette supplication”45) pongienne. Pourquoi la vie de ces non-heros presents dans le daguerreotype nous touche tellement ? C’est parce qu’il y a quelque chose d’essentiel a l’art que les oeuvres du Louvre ne peuvent pas nous donner. C’est l’‘etincelle de vie’ a laquelle on peut facilement acceder a travers ce daguerreotype.

    En ce qui concerne le portrait, ce qui est frappant encore, c’est le portrait des morts46) (Figure 10-13). Comme l’indique Joëlle Bolloche, “portraits peints, dessins, masques mortuaires constituent, jusqu’à l’arrivée de la photographie, les seuls moyens de conserver l’image d’une personne décédée”47). Mais l’arrivé du daguerréotype a bouleversé les pratiques dans le domaine du portrait qui est désormais à des prix accessibles. Le portrait n’est plus le domaine réservé aux élites ; il est démocratisé et tout à chacun désire s’en faire réaliser un. Le désir de posséder l’image des proches, de son être aimé sous la forme de portrait n’était pas exceptionnel, même décédé. En ce sens, il n’est pas étonnant que le portrait post mortem soit si souvent pratiqué :

    Dans les portraits post mortem, il n’y a pas d’ambiance religieuse ni héroïque. Il y règne une atmosphère plutôt tranquille et familiale. Il semble qu’il n’y ait pas de rupture entre la vie et la mort. Les personnes décédées semblent dormir. Cet estompage de la frontière entre la vie et la mort se constate aussi par le fait que les daguerréotypistes plaçaient les portraits des morts à côté des portraits de jeunes vivants. On voit ici que la mort elle-même devient ‘un paysage terrestre’ par le biais du daguerréotype.

    En ce qui concerne l’essor de l’intérêt des masses pour le daguerréotype, il est à noter que la masse existe en tant qu’objet du daguerréotype, et en même temps en tant que sujet qui pratique le daguerréotype. Comme on le perçoit dans le catalogue cat. n˚ 107-110 49), les masses souhaitent laisser la trace de leur vie privée, ce qui était facile avec le daguerréotype. Rappelons la remarque de Daguerre qu’il a prononcé dans l’“Annonce de l’invention du daguerréotype par Daguerre, 1838” :

    C’est une déclaration d’importance qui annonce l’époque nouvelle de l’art où n’importe qui peut facilement participer à l’activité artistique. C’est “l’un des tous premiers exemples historiques d’instrument technique proposé à la consommation d’un public non spécialisé”51). Avec le daguerréotype, l’art est descendu de l’autel du Ciel vers la Terre. L’époque où seul le génie monopolisait l’art est révolue ; ce qui est mis en valeur, ce n’est plus la durée et l’unicité, mais plutôt la vanité et la répétition. L’art sort ainsi de son caractère mystique et de son ambiance religieuse, et il s’invente dans notre vie quotidienne : “Il n’existe à notre époque aucune oeuvre d’art que l’on considère aussi attentivement que son propre portrait photographique, ceux de ses parents, de ses amis ou de l’être aimé”, écrivait dès 1907 Alfred Lichtwark52). Dans cette activité photographique très familiale, tous ceux qui veulent s’exprimer peuvent facilement le faire avec l’appareil photographique, et tous ceux qui peuvent s’exprimer sont déjà des artistes. L’‘ici et maintenant’ où retournent éternellement les choses éphémères est le vrai paradis terrestre. L’art moderne veut ainsi, avec plaisir, “créer un sens à la Terre”53) comme Zarathoustra de Nietzsche. Tout le monde peut créer, selon son goût, un sens à la Terre en se réjouissant du daguerréotype devenu familial et ouvert à tous :

    Il ne faut pas aller jusqu’au Louve pour trouver des objets artistiques. On peut vivre quotidiennement avec eux. Cela signifie qu’une nouvelle époque de l’oeuvre d’art est apparue ; l’art pour la masse, l’art par la masse et l’art de la masse. C’est dans ce contexte que Benjamin met l’accent sur des productions collectives, et non pas sur des créations individuelles55). Selon lui, “la masse, de par sa distraction même, recueille l’oeuvre d’art dans son sein, elle lui transmet son rythme de vie, elle l’embrasse de ses flots”56) au lieu de se plonger dans l’oeuvre d’art. L’oeuvre d’art n’est plus un objet qui doit être contemplé, mais elle est plutôt quelque chose qui existe pour enrichir notre vie elle-même. En d’autres termes, nous n’existons plus pour l’art, l’art existe avec nous.

    Il n’est pas sûr que Daguerre ait pressenti le bouleversement qu’allait provoquer son invention dans le concept même d’art. Mais il avait conscience – et c’est étonnant – que son invention allait jouer un rôle artistique :

    Mais ce n’est pas l’opinion de tous. Pour bon nombre de ‘conservateurs’, ce n’était pas de ‘l’art’ comme l’illustre “Le Charivari” de 1839, composé de dialogues entre les daguerrotypophiles et daguerrotypophobes :

    Aux yeux de ce daguerrotypophobe oint d’idées traditionnelles, ‘l’art’ photographique ne serait rien d’autre qu’un processus mécanique sans expression, sans aucun génie. Si l’on ne pénètre pas le caractère bouleversant de l’art photographique qui annonce une nouvelle époque, ce daguerrotypophobe aurait toujours raison. Mais le changement de caractère de l’art était irréversible ; l’inventeur l’avait bien pressenti.

    34)Walter Benjamin, “L’œuvre d’art a l’epoque de sa reproductibilite technique”, op. cit., p. 107.  35)Ibid., p. 75.  36)Quentin Bajac et Dominique Font-Reaulx, Le Daguerreotype francais. Un objet photographique, op. cit., 2003.  37)Ibid., cat. n˚ 50-58.  38)Ibid., cat. n˚ 59-106.  39)Ibid., cat. n˚ 107-110.  40)Ibid., cat. n˚ 111-118.  41)Ibid., cat. n˚ 274-306, n˚ 322-325.  42)Ibid., cat. n˚ 324, p. 373.  43)Charles Baudelaire, Petits poemes en prose, “ⅩⅩⅩⅤ Les fenetres”, Œuvres completes, ed. C. Pichois, Paris, Gallimard, 《 Pleiade 》, 1961, p. 288.  44)Walter Benjamin, “Petite histoire de la photographie” (1931), op. cit., p. 299 : “Avec la photographie, cependant, on assiste a quelque chose de neuf et de singulier : dans cette pecheuse de New Haven, qui baisse les yeux avec une pudeur si nonchalante, si seduisante, il reste quelque chose de plus qu’une piece temoignant de l’art du photographe Hill, quelque chose qu’il est impossible de reduire au silence et qui reclame imperieusement le nom de celle qui a vecu la, qui est encore reelle sur ce cliche et ne passera jamais entierement dans l’‘art’. Et je demande comment la parure de ces cheveux et de ce regard enveloppait-elle hier les etres, comment baisait cette bouche a laquelle le desir follement comme fumée sans flamme s’enroule !”.  45)Francis Ponge, “Les façons du regard”, Proêmes, Oeuvres complètes Ⅰ, op. cit., p. 173. Chaque chose en tant qu’Autre sollicite le poète d’être attentif au fait simple qu’elle existe. Et elle le sollicite de lui exprimer sa vie à juste titre afin qu’elle puisse sortir de son lourd silence. C’est précisément là que la ‘supplication’ pongienne de l’autre rencontre la ‘sollicitation’ de l’‘Autre’ lévinasienne. L’appel de l’Autre me réveille à ma responsabilité. Le moi rencontre directement le visage nu de l’Autre. Dans cette rencontre, l’altérité de l’Autre en tant qu’‘Autre absolument autre’ est entièrement accepté par moi, de sorte que ma totalité est mise en pièces. cf. Emmanuel Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris, Le livre de poche, 1971, p. 218-219.  46)Quentin Bajac et Dominique Font-Réaulx, Le Daguerréotype français. Un objet photographique, op. cit., cat. n˚ 111-118, pp. 206-211.  47)Ibid., p. 206.  48)Ibid., “Le portrait post mortem” (Joëlle Bolloche), p. 206.  49)Ibid., pp. 204-205.  50)Françoise Reynaud, Paris et le daguerréotype, op. cit., p. 22.  51)Quentin Bajac et Dominique Font-Reaulx, “La boite noire de Daguerre”, Le Daguerreotype francais. Un objet photographique, op. cit., p. 36.  52)Walter Benjamin, “Petite histoire de la photographie”, op. cit., p. 314.  53)Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1883-5), Œuvres philosophiques completes, Ⅵ, trad.M. de Gandillac, ed. G. Colli et M. Montinari, Paris, Gallimard, 1971, p. 43.  54)Quentin Bajac, Dominique Font-Reaulx, Le Daguerreotype francais. Un objet photographique, op. cit., p. 110.  55)Walter Benjamin, “Petite histoire de la photographie”, op. cit., p. 315.  56)Walter Benjamin, “L’oeuvre d’art a l’epoque de sa reproductibilite technique”, op. cit., p. 108.  57)Françoise Reynaud, Paris et le daguerréotype, op. cit., p. 22.  58)Ibid., p. 12.

    5. Conclusion

    Une momie exceptionnelle est découverte en 1991 dans un glacier des Dolomites italiennes à Hauslabjoch à 3213 mètres d’altitude (Figure 14, 15). Pris sous la neige immédiatement après sa mort, elle a bénéficié d’un processus de momification naturelle. C’est actuellement la momie la plus ancienne connue ; en la nommant Otzi, plusieurs laboratoires ont confirmé sa datation vieille de 5300 ans. De par le mode de conservation (par le froid), c’est la première fois que nous pouvons réellement analyser les matières et les techniques utilisées à cette époque. Depuis plus de 10 ans, les chercheurs se sont efforcés de mettre au jour le mystère de cet homme énigmatique ; ces études nous apprennent aujourd’hui beaucoup sur l’habillement, les outils, l’alimentation des hommes du néolithique.

    Il est curieux qu’un homme, qui semble si insignifiant au regard d’une si grande nature (les Alpes), fasse l’objet d’études scientifiques aussi importantes. Cet événement nous permet néanmoins de repenser le sens des êtres humains dans la nature. Si grande que soit la Nature, et longtemps méditée sur le plan de l’espace et du temps, elle demeure toujours comprise à travers l’horizon de l’entendement humain, soit celui de la religion ou du mythe, soit celui de la science de la nature. Autrement dit, la Nature n’existe pas en soi, mais en rapport avec les hommes. Tous les paysages sont donc humains ; réciproquement, les traces humaines se considèrent toujours comme un paysage, puisque l’homme ne peut pas exister hors de la base naturelle. En ce sens, le paysage urbain et les portraits daguerréotypiques pourraient se considérer comme un paysage ‘humain’ moderne et non pas comme un paysage accompagné de l’épithète ‘urbain’ ou ‘naturel’. Si notre époque venait à sombrer dans l’oubli comme celle d’Otzi, un daguerréotype découvert occasionnellement dans les Alpes pourrait-il montrer, de manière plus vive, le paysage humain de notre époque à nos descendants ?

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  • [ Figure 1. ]  Anonyme, Place de la Concorde, vers 1840-1843.
    Anonyme, Place de la Concorde, vers 1840-1843.
  • [ Figure 2. ]  Louis et Andre Breton, Notre-Dame, vers 1839-1840.
    Louis et Andre Breton, Notre-Dame, vers 1839-1840.
  • [ Figure 3. ]  Anonyme, La Seine, Le Louvre et le Quai de la Megisserie, vers 1845-1850.
    Anonyme, La Seine, Le Louvre et le Quai de la Megisserie, vers 1845-1850.
  • [ Figure 4. ]  Anonyme, Portrait presume d’un insurge mort, 1848.
    Anonyme, Portrait presume d’un insurge mort, 1848.
  • [ Figure 5. ]  Jean-Baptiste Louis Gros, La seine et le Louvre, 1847.
    Jean-Baptiste Louis Gros, La seine et le Louvre, 1847.
  • [ Figure 6. ]  Jean Bernard Leon Foucault, Sang de grenouille, 1844.
    Jean Bernard Leon Foucault, Sang de grenouille, 1844.
  • [ Figure 7. ]  Jean Bernard Leon Foucault, Levure de biere, 1844.
    Jean Bernard Leon Foucault, Levure de biere, 1844.
  • [ Figure 8. ]  Jean Bernard Leon Foucault, Spectre solaire, 1844.
    Jean Bernard Leon Foucault, Spectre solaire, 1844.
  • [ Figure 9. ]  Charles Guillain, Femme ouarsangueli, 1846-1848.
    Charles Guillain, Femme ouarsangueli, 1846-1848.
  • [ Figure 10. ]  Anonyme, Portrait post mortem de deux bebes jumeaux, vers 1850.
    Anonyme, Portrait post mortem de deux bebes jumeaux, vers 1850.
  • [ Figure 11. ]  Anonyme, Fillette morte et sa jeune soeur, vers 1850.
    Anonyme, Fillette morte et sa jeune soeur, vers 1850.
  • [ Figure 12. ]  Desire Francois Millet, Jeune femme morte, 1850.
    Desire Francois Millet, Jeune femme morte, 1850.
  • [ Figure 13. ]  Anonyme, Portrait post mortem d’une femme avec sa famille, vers 1852.
    Anonyme, Portrait post mortem d’une femme avec sa famille, vers 1852.
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