Cet article a pour objet d’analyser et de questionner un personnage secondaire, voire de décor : le curé Pinard dans
A première vue, ce personnage, qui apparaît à la fin de l’ouvrage de Restif, et qui n’est traité que sur quelques pages, semble anodin, presque inintéressant. Or, si l’on y jette un regard plus aigu et réfléchi, on constate qu’il n’en est rien. Dans ce papier, je vais tenter de réfléchir en quoi le curé de campagne, décrit ici par Restif de La Bretonne, constitue une figure française typique et incontournable de la seconde moitié du XVIIIe siècle, aussi bien d’un point de vue historique que littéraire, notamment pour Restif de La Bretonne.
1)Nicolas Restif De La Bretonne, La vie de mon père, Maxilivres-ProFrance, classique français, Paris, 1998, p.157.
1. Retif de la Bretonne ou Restif de La Bretonne
Pour bien comprendre ce texte, un éclairage concernant son auteur, Nicolas Edme-Restif de La Bretonne, s’impose.
De tous les auteurs légués par le XVIIIe siècle (des Lumières telles que Rousseau ou Voltaire, en passant par le scandaleux Sade jusqu’aux écrivains un peu moins connus tels que Louis-Sébastien Mercier), Nicolas-Edmond Rétif de La Bretonne (1734-1806), ou « Restif de La Bretonne », ne peut laisser indifférent. Personnage haut en couleurs, cet écrivain prolifique a su conférer à ce siècle tout son charme. Ses oeuvres se distinguent d’abord par leur abondance :
D’après les spécialistes, cette oeuvre énorme comprendrait 47 titres, 190 volumes comprenant 61 000 pages2). Toutefois, l’écrivain a souvent, à tort, été médit, voire méprisé ; en effet, qui ne connaît pas son surnom de « Rousseau du ruisseau3) » par opposition au grand « Rousseau », géant des Lumières ? Et Benjamin Constant, l’auteur d’Adolphe, ne l’a-t-il pas traité de «
Pourtant, cela n’a pas empêché des grands de la littérature, comme Gérard de Nerval, de rendre à Rétif de La Bretonne un vibrant hommage : «
En outre, en cette époque tumultueuse, riche en libertinage, en rationalité comme en irrationalité7) et en illuminisme8), Restif de La Bretonne est perçu comme un audacieux. Il passe en premier lieu pour l’inventeur du terme
Restif de La Bretonne était-il lu dans la France de l’Ancien Régime ? Oui, et beaucoup, si l’on en croit Robert Darnton ; l’un de ses ouvrages,
Il faut aussi dire que Rétif, dans ses livres, n’y va pas de mainmorte et ose braver, avec un plaisir salace, les interdits – de quoi atteindre le réalisme à l’état brut. Ainsi sont évoquées dans
Une rapide biographie permettra de mieux appréhender le personnage : il naît le 23 octobre 1734, dans l’Yonne, en Basse-Bourgogne, région alors rurale. Son père est un
Tout en étant imprimeur, Rétif commence à écrire ses ouvrages majeurs à partir de 1765 :
Durant la Révolution française, Rétif continue d’écrire (Monsieur Nicolas, l’un de ses chefs-d’oeuvre, rédigé entre 1794-1797) mais tout en connaissant la pauvreté20). En 1796, il est refusé à l’Institut national des sciences et des arts, créé par la Révolution, et devient employé au ministère de la Police générale. De 1802 (date de la suppression de son emploi) à sa mort en 1806, suite à une maladie, il vit dans la misère.
Cette courte biographie montre donc combien Rétif a été, de par ses origines rurales et ses divers métiers – imprimeur, écrivain sans le sou, indicateur de police –, un homme du peuple. Dans ce contexte, un éloge de curé de campagne devient plus compréhensible.
2. Restif de La Bretonne : un homme des Lumieres
Rétif appartient à la période des Lumières et à ce titre, a participé à ce mouvement littéraire et philosophique. Dans son oeuvre, il n’est pas seulement écrivain mais il s’improvise aussi moralisateur et philosophe- réformateur. De ce fait,
Les années 1750-1789 constituent, comme chacun sait, une époque de redécouverte et de passion pour l’Antiquité. Dans le domaine artistique, c’est l’arrivée du néo-classicisme ; Jacques-Louis David, qui rayonnera tout au long de la Révolution et de l’Empire, quête à travers ses peintures une nouvelle esthétique, orientée vers la raison, le dépouillement, la sobriété22) comme l’illustre son
Cette passion pour l’Antiquité stimule aussi la pensée politique ; Rome et sa République, Sparte et son régime original, Athènes et sa démocratie : autant de régimes sur lesquels il faut réfléchir ; un peu auparavant, Montesquieu a écrit ses
Rétif aussi se laisse aller à cette romanité ambiante : il s’invente en effet une généalogie fictive, qu’il déclare remonter en droite ligne de Paulus Helvius Pertinax25) ; Pertinax était un empereur romain du second siècle, personnage qui a connu sous l’Empire une fulgurante ascension sociale : né esclave, l’homme, après bien du courage, mourra empereur.
Outre la fascination pour l’Antiquité, les Lumières voient la rédaction de multiples utopies – on recherche alors un monde différent, radical, et une liberté totale. Dans son oeuvre
Dans cette production originale, il dépeint une cité parfaite – celle des Mégapatagons – régie par une loi qui comporte des règlements stricts :
On retrouve dans ces commandements des proximités avec la pensée socialiste utopique (l’égalité, le bien général), voire communiste – des idées, ultérieurement diffusées par Gracchus Babeuf durant la tourmente révolutionnaire. Comme ses contemporains, Rétif rêve de mondes lointains, virtuels, de sociétés parfaites.
Mais il se révèle aussi être l’homme des Lumières lorsqu’il médite sur une conception originale de la communauté : dans son recueil de nouvelles Les Contemporaines, il imagine vingt couples décidant de former «
Toutefois, Rétif n’est pas seulement un anticipateur politique. Homme de son temps, il se révèle aussi Rousseauiste. En premier lieu, par le modèle qu’adoptent ses romans – des confessions, directement inspirées de celles du maître, des notes dispersées, des souvenirs évanescents semés au gré de la mémoire, comme dans
3. La Vie de mon pere : une oeuvre originale
Publié en novembre 1778, à la Saint-Martin34),
Outre cette description minutieuse du quotidien,
Mais surtout, l’oeuvre érige en modèle moral le paysan – aspect original, car peu d’écrivains, exceptés Rétif et Louis-Sébastien Mercier, s’intéressent au bas-peuple39). Tout en glorifiant son père, Rétif ne cesse d’énumérer les qualités morales que le paysan se doit d’atteindre (amour du travail, amour du père, etc.)40). Il le couronne ainsi de dignité, lui, qui est si souvent méprisé par les autres classes sociales41). Il en profite aussi pour louer d’autres personnages de la campagne, plus secondaires, qui font écho au laboureur, comme le curé de campagne.
C’est ce personnage, que valorise
2)Gérard Blanchard, « Restif de La Bretonne : typographe et écrivain » in Communication et langages, N°30, 1976, p.66. 3)Restif de La Bretonne, Les nuits de Paris, Gallimard, Folio classique, Paris, 1986, p.7. 4)Jacques Marx, « La renommée helvétique de Restif de La Bretonne au XVIIIe siècle » in Revue belge de philologie et d’histoire, Tome 48, fasc.3, 1970, p.798. 5)Nicolas Restif De La Bretonne, op.cit., p.7. 6)Marie-Sylvie Séguin, Histoire de la littérature en France au XVIIIe siècle, Hatier, Paris, 1992, p.150. 7)Olivier Chaline, La France au XVIIIe siècle, Belin, Belin Sup, Paris, 1996, p.123. 8)Marie-Sylvie Séguin, op.cit., p.84. 9)Commémorations d’Auxerre – 16,17, 18 juin 2006 – Conférence de F. Le Borgne, Lire Rétif (www.retifdelabretonne.net). 10)A. Mericksay, « La prostitution à Paris : dans les marges d’un grand livre », in Histoire, Economie et société, 1987, 6e année, n°4, p.506. 11)Maurice Blanchot, Sade et Restif de La Bretonne, Editions Complexe, Le regard littéraire, Paris, 1986, p.143. 12)Robert C. Darnton, « The Forbidden Bestsellers of Prerevolutionary France » in Bulletin of the American Academy of Arts and Sciences, Vol.43, N°1. (oct.1989), p.29. 13)Ibid., p.31. 14)Jacques Marx, « La renommée helvétique de Restif de La Bretonne au XVIIIe siècle », in Revue belge de philologie et d’histoire, tome 48, fasc.3, 1970, p.791. 15)Michel Delon, Pierre Malandrin, Littérature française du XVIIIe siècle, Presses Universitaires de France, Paris, 1996, p.379-380. 16)Georges May, The Eighteenth Century, in Yale French Studies, N°32, Paris in Literature (1964), p.38. 17)Des péripéties l’ont conduit à Auxerre, en particulier une dispute avec son frère curé, à cause de son insoumission morale. 18)Nicolas Restif De La Bretonne, Les nuits de Paris, op.cit., p.34. Restif de La Bretonne écrit au sujet du hibou : « Hibou ! (⋯) Triste et solitaire, comme toi, j’errais seul, au milieu des ténèbres (⋯). Que de choses à voir lorsque tous les yeux sont fermés ! Citoyens paisibles ! (⋯) Pour vous, je suis entré dans les repaires du vice et du crime. Mais je suis un traître pour le vice et pour le crime ; je vais vous vendre ses secrets ». 19)Cette séparation amènera son épouse à composer un pamphlet contre lui : La femme infidèle (Société Rétif de La Bretonne (www.retifdelabretonne.net). 20)En témoigne la bourse de 2000 francs que lui attribue le fonds de secours de la Convention pour les gens de lettres dans le besoin. 21)Jeanne et Michel Charpentier, Littérature XVIIIe siècle – Textes et documents, Nathan, Paris, 1988, p.367. 22)Edina Bernard, Pierre Cabane, Jannic Durand, Gérard Legrand, Jean-Louis Pradel, Nicole Tuffeli, Histoire de l’art – Du Moyen Âge à nos jours, Larousse-Bordas, 2010, p.403-404. 23)Ibid., p.404. 24)Jean Renaud, La littérature française du XVIIIe siècle, Armand Colin, Paris, 1994, p.72. 25)Michel Delon, Pierre Malandrin, op.cit., p.353. 26)Ibid., p.351. 27)Nicolas Restif De La Bretonne, La découverte australe par un hommevolant, ou le dédale français, Leipzig, 1781, p.481. 28)Nicolas Restif De La Bretonne, Les contemporaines, Volumes 1 et 2, Büschel, 1781, p.404. 29)Jean-Jacques Tatin-Gourier, Lire les Lumières, Dunod, Paris, 1996, p.62. 30)Michel Delon, Pierre Malandrin, op.cit., p.357. 31)Jean Renaud, op.cit., p.49. 32)Ibid., p.60. 33)Ibid., p.88. 34)Nicolas Restif De La Bretonne, La vie de mon père op.cit., p.9. 35)Marie-Sylvie Séguin, op.cit., p.150. 36)Des observations sur les pratiques culturales émaillent le livre : ainsi, les gelées qui peuvent nuire aux récoltes (p.23) ou encore la méthode qu’utilise le laboureur pour cultiver dans un champ pierreux (p.72). 37)Jeanne et Michel Charpentier, op.cit., p.366. 38)Témoignage de premier ordre lorsqu’on sait que la circulation des livres et de leur influence politique sur les paysans est une question historique centrale pour comprendre les origines de la Révolution. 39)Jean Renaud, op.cit., p.98. 40)Parmi ces qualités, une est soulignée p.138 de La Vie de mon père : il s’agit de celle de l’Honnête homme, une figure morale à atteindre : le dialogue entre les paysans est très révélateur : « N’ayez pour but et pour unique ambition, que de dignement mériter cette belle et utile qualité » énonce Restif de La Bretonne. 41)Certains auteurs, dont Laclos, continuent de percevoir la campagne comme un lieu accablant d’ennui, non raffiné, et peuplée de gens stupides.
1. La campagne du XVIIIe siecle
L’extrait cité page 2 du présent article nous montre le curé Pinard dans la campagne42). Avant d’étudier en détail ce personnage du prêtre, il convient de s’attarder sur cet environnement particulier, dont
Tout d’abord, cette question : pourquoi louer la campagne ? La raison est simple : né dans un bourg, à Courgis, en Bourgogne, Rétify a passé toute son enfance ; tout au long de son oeuvre, il évoque d’ailleurs cette période de la vie avec nostalgie 43). Néanmoins, la campagne représente plus que cela. Au XVIIIe siècle, elle est surtout une réalité omniprésente.
En effet, cette période dévoile une France agricole, un « royaume paysan », qui possède 80% de ruraux pour 20% de citadins44). Le pays est alors une terre de diversités, dotée de ses propres traditions, patois, et paysages ; si l’Est et le Nord sont des « openfields », vastes champs ouverts voués aux céréales, l’Ouest et le Centre, elles, sont terres de bocages, ces champs fermés par des haies, qui combinent landes, friches, bois. Le Sud, tourné vers la Méditerranée, lui, montre des paysages contrastés, bien différents des précédents45). La campagne de cette époque est une terre immobile, héritière des traditions et des structures des périodes précédentes, pouvant remonter jusqu’au Moyen Âge (XIIIe siècle)46). Pour la plupart du territoire, la religion chrétienne catholique régule cette atmosphère particulière.
Tout au long de son oeuvre, Restif fait l’éloge de la terre.
Comme on le sait, cet amour pour la terre, en particulier pour les « stabilités perdues », aura aussi ses travers, conduisant au conservatisme politique pur48).
La terre, c’est aussi les champs et le village avec sa petite église et son clocher que Restif brosse dans
2. La campagne idealisee et utopique
Pendant longtemps, dans la mémoire collective des Français, la campagne a été idéalisée. Le XVIIIe siècle n’y a pas fait exception : en 1740, J. Lambert, un contemporain, écrit : «
Pour mieux interpréter le portrait plein de sainteté du curé campagnard chez Rétif, il faut réfléchir à l’environnement contraire de la campagne. Quel est-il ? C’est la ville. Rétif, en digne représentant des Lumières, en apportera une nouvelle vision : à cet égard,
On peut s’interroger sur cette détestation de la ville chez Rétif. En fait, au XVIIIe siècle, l’espace urbain est perçu comme le lieu du dérèglement, de la criminalité, du sexe, des liaisons bâtardes et de la misère – un jugement que l’on retrouve chez Restif, rejoint ici par de multiples auteurs des Lumières. Ainsi, si Sébastien Mercier comptabilise le nombre de prostituées vivant à Paris à 40 000, chiffre sans doute exagéré52), Lesage et Montesquieu, eux, se plaisent à souligner l’influence malsaine de la ville53). Naturellement, cette critique n’a pas obligé ces quelques auteurs d’avoir besoin de la ville, d’y vivre et d’y travailler – on sait par exemple que Restif a été imprimeur à Paris.
Néanmoins, entre la vie réelle de certains auteurs et la vie qu’ils rêvent, un écart subsiste. Un autre grand auteur, Jean-Jacques Rousseau, qui a aimé analyser les liens entre la campagne et la ville, a émis ce terrible jugement sur les villes :
Par sa vision d’une campagne pure, qui « renouvelle » les villes, on entrevoit donc son influence sur Restif de La Bretonne.
On sait comme Rousseau aime louer dans ses ouvrages la nature : dans
42)Après avoir longuement énuméré la vie de son père et le quotidien des champs, la description du curé Pinard fait largement écho à la vie rurale : « J’invite ceux qui n’ont point de récoltes à offrir leurs bras aux autres » (p.157) dit ainsi le curé. 43)Gérard Blanchard, « Restif de La Bretonne : typographe et écrivain » in Communication et langages, n°30, 1976, p.67. 44)Daniel Roche, La France des Lumières, Fayard, Paris, 1993, p.102. 45)Michel Puzelat, La vie rurale en France XVIe siècle-XVIIIe siècle, Sedes, 1999, Paris, p.20. 46)Ibid., p.20. 47)Maurice Agulhon, Jean-Pierre Babeon, Armand Fremont, François Furet, Marcel Gauchet⋯ Pierre Nora dir., Les lieux de mémoire, Gallimard, Quarto, Paris, 1997, vol.3, p.3078. 48)Ibid. 49)Jean Lambert, La manière de bien instruire les pauvres et en particulier les gens de la campagne, Benoît Morin, 1779, p.40. 50)J.-P. Jessenne, Les campagnes françaises entre mythe et histoire (XVIIIe s.-XXIe s.), Armand Colin, Paris, 2006, p.9. 51)Michel Delon, Pierre Malandrin, op.cit., p.367. 52)Olivier Chaline, op.cit., p.186. 53)Pierre Nora dir., op.cit., vol.2, p.2856. 54)Jean-Jacques Rousseau, L’Emile Ou De l’Education, in Jean RENAUD, op.cit., p.71. 55)Jeanne et Michel Charpentier, op.cit., p.306. 56)Thomas M. Kavanagah, Enlightened Pleasures, Eighteenth-Century France and the New Epicureanism, Yale University Press, 2010, p.110. 57)Jeanne et Michel Charpentier, op.cit., p.263.
Ⅲ?LE CURE DE CAMPAGNE : UNE FIGURE HYBRIDE
1. Le cure de campagne : un element-cle du village
Mais pourquoi décrire à la fin de cet ouvrage pendant quelques pages seulement ce curé de campagne ? Pour mieux répondre à cette question, il faut réfléchir d’un point de vue historique.
Le curé de campagne demeure d’abord un personnage emblématique du XVIIIe siècle, que Restif se doit de mentionner. Notre auteur a toutes les raisons de souligner que le digne « Ministre de Dieu » de son village natal porte « son âme sur ses lèvres, la bonté dans les yeux,
Enfant du pays, issu en général de la petite et moyenne bourgeoisie rurale et urbaine, le prêtre est un homme au niveau de vie aisé, doué d’instruction, au contraire de la plupart des laboureurs58). Il soigne aussi les esprits ; éduqué, sachant lire et écrire, il participe aux réformes du village, et n’hésite pas à secourir les paysans59), quitte à servir de relais avec les notables et les agents de l’Etat60). Conforme à l’idéal du « bon prêtre », il maîtrise souvent le latin, a appris la rhétorique, et a étudié dans une faculté de théologie61) ; on comprend donc à cette étendue intellectuelle – qui ne peut que séduire un écrivain – une première cause de l’image positive du curé Pinard dans
Mais il est aussi avéré que l’Ancien régime est habité par l’image du bon curé. Le texte suivant, écrit par un contemporain, le montre :
La description de Restif de La Bretonne dresse un portrait similaire. Par conséquent, on est en droit de penser que cette louange du curé est un
En réalité, il convient de nuancer. S’il a pour tâche de maintenir la prospérité, l’ordre public, la vertu de ses ouailles, et qu’il se révèle un agent efficace de la monarchie administrative, le curé peut aussi participer, à sa modeste échelle, à la diffusion de nouvelles manières de penser ; il est avéré que les religieux ont aussi contribué au mouvement des Lumières : pour ne citer que quelques noms, l’abbé Bayle avec son
En conséquence, non content d’être un homme-clé, le curé de campagne pouvait être un réformateur.
Mais il possédait aussi, au sein de la communauté villageoise, un statut moral original, équivalent à celui de « père » ; intercesseur entre Dieu et les paysans, il avait pour tâche, par le biais de ses conseils, de son exemple moral et vertueux, de guider les paroissiens au bonheur66) - ni plus ni moins le rôle dédié au père de famille. D’ailleurs, cette figure du chef de famille est très appréciée par le XVIIIe siècle67) – le titre de l’ouvrage de Restif
Mais il faut ajouter à cette figure sociologique paternelle une dimension politique. Comme il a été dit précédemment (I.2.), Rétif se situe politiquement du côté des prédécesseurs des socialistes utopiques. Déjà, avec Rousseau, et son thème de la « campagne idéale », « vertueuse », notre analyse avait frôlé la philosophie politique ; il est maintenant temps d’y pénétrer.
Dans
La communauté villageoise possède toutes les qualités pour incarner un modèle politique et social : non seulement, elle protège les paysans face à leur seigneur et à ses injustices, mais en plus, elle encadre la production paysanne de manière harmonieuse71). Il est logique que cette structure ait été exaltée par des auteurs du siècle des Lumières. Jules Faiguet dresse un portrait plus que flatteur de la communauté familiale taisible lorsqu’il traite de la définition des « Frères Moraves72)» dans
Là encore, on est en droit de penser que Restif, en portant aux nues la figure du curé de campagne, ait suivi le même cheminement. Cela lui permet au passage d’insister sur l’égalité, thème politique qu’il affectionne.
58)Michel Puzelat, op.cit., p.77. 59)Ibid. 60)Daniel Roche, op.cit., p.344. 61)Benoît Garnot, Les campagnes en France aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, Ophrys, Synthèse et Histoire, Gap, 1998, p.72. 62)Joseph Grandet, Histoire du séminaire d’Angers depuis sa fondation en 1659 jusqu’à son union avec Saint-Sulpice en 1695, publié par G. Letourneau, Paris-Lyon, 1893,t.1, p.71-72. 63)Olivier Chaline, op.cit., p.102. 64)Ibid., p.110. 65)Michel Vovelle, L’homme des Lumières, Seuil, Paris, 1996, p.392. 66)Ibid., p.392. 67)Daniel Roche, op.cit., p.473. 68)Ibid., p.476. 69)Nicolas Restif De La Bretonne, La vie de mon père, op.cit., p.157. 70)Benoît Garnot, op.cit., p.74 71)Katharina Middel, « Gracchus Babeuf et Rétif de La Bretonne – les voies du communisme utopique à la fin du XVIIIe siècle » in Présence de Babeuf : lumières, révolution, communisme, actes du colloque, vol.1989. 72)J.Faiguet de Villeneuve, “Moraves ou Frères unis” (citations de la définition), p.704, 10e volume, in L’encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de Gens de lettres, eds. Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert, Paris, 1751-1772, University of Chicago : ARTFL Encyclopédie Project. 73)Ibid.
Ⅳ?LE CURE : UNE FIGURE VERTUEUSE
1. La vertu : une notion politique du XVIIIe siecle
Rappelons et poursuivons la description de Restif du curé Pinard :
Cette lecture achevée, la première image qui vient à l’esprit est celle d’un homme bon, innocent, candide – soyons un peu voltairien. Un mot, au sein de cette description, peut sans doute tout résumer : il s’agit de « vertueux », qualificatif aimé des Lumières. Pour mieux analyser le portrait du curé, il est important de s’attarder sur ce terme particulier.
En célébrant le curé Pinard, Restif paraît aussi se placer dans cette pensée ; il fait l’éloge du dévouement du prêtre qui, en bon citoyen de la communauté, impulse la « vertu » en « se mettant à la place des autres » - en l’occurrence, les membres de la communauté villageoise. De cette manière, Restif sous-entend la solidarité inhérente au concept de citoyenneté. Rousseau aussi, dans le Contrat social de 1762, traite de l’importance de la vertu dans un système social : façonnant les volontés particulières et les individualités, elle les soumet à une volonté qui devient consensuelle, qui émane et s’impose à tous les membres de la communauté76).
Toutefois, le terme « Vertu », au XVIIIe siècle, dévoile un autre sens. Lisons encore
D’où cette question, qui vient immédiatement à l’esprit : à quelle définition de la vertu fait référence Restif dans sa description du Père Pinard ? La définition politique ou strictement pudique ? Ou les deux ? Laquelle appréhender pour mieux comprendre le portrait du curé Pinard ?
2. Restif, ou la vertu contre le libertinage
Pour répondre à cette question, il faut se plonger dans les oeuvres de Rétif. Rappelons
Oui, le libertinage, qui exacerbe le plaisir sensuel et charnel, la quête de l’extrême, représente le contraire de la modération au sens antique du terme – en l’occurrence une maîtrise des passions par la raison85). En outre, il symbolise, dans une optique rousseauiste, la dénaturation la plus extrême, le produit inéluctable d’une société évoluée mais gravement déséquilibrée86). A la lumière de ces réflexions, on peut donc percevoir le curé Pinard comme le contraire-même du libertin ; non seulement, son tempérament est fait d’abnégation, de modération, de raison et de sacrifice pour la communauté – en somme, la vertu liée à la citoyenneté –, mais il est aussi un homme proche de la nature, dérivant d’une société primitive et naïve.
Pour autant, doit-on oublier la définition pudique de « vertu » ? Et pourquoi Restif prendrait-il la peine de décrire le portrait d’un personnage contraire à celui du libertin ? Outre les causes précédemment avancées (enfance, quotidien, politique⋯), n’y en-a-t-il pas d’autres sous-jacentes, en rapport avec sa vie débridée, voire « libertine » (
Cela nous ramène au débat du libertinage de Restif – important pour mieux saisir la figure du curé Pinard. Rappelons l’interprétation de certains spécialistes : l’écrivain n’est pas libertin et se trouve aux antipodes du sulfureux Marquis de Sade87), l’auteur est réaliste, sa propre vie ne rejaillit pas sur son texte ; il n’est libertin que d’apparence. Dès lors, sous cette interprétation, la figure du curé Pinard se transforme en naïf curé de campagne, enfantée par la plume d’un Restif réaliste et innocent.
Maintenant, regardons l’auteur comme un sulfureux libertin – on peut s’en convaincre à la lecture de sa biographie et de ses récits –, et interprétons d’une autre manière cette figure de curé de campagne. Mentionnons aussi que Restif a multiplié les conquêtes amoureuses dans les villes, à Auxerre puis à Paris. Dès lors, n’a-t-il pas éprouvé une « nostalgie de la vertu »88), le regret d’une pureté perdue, vierge, celle de la campagne ? Et pour compenser ce regret tortueux, n’aurait-il pas songé à valoriser la figure d’un prêtre campagnard ? En outre, signalons que si Restif a quitté la ville pour la campagne, c’est aussi en raison d’une dispute avec l’un de ses frères⋯ un curé janséniste89) ! Par conséquent, peut-être par regret, et pour mieux « se racheter » de son impureté, Restif n’aurait-il pas tout intérêt à louer cette figure du curé campagnard, une « valeur sûre » pour l’époque ?
L’analyse de Maurice Blanchot, écrivain, philosophe, célèbre critique littéraire et spécialiste de la littérature du XVIIIe siècle90), se situe dans cette optique : Restif ne serait pas un sadique, mais plutôt un libertin mi-vertueux, tombé dans un cycle « pureté-dépravation-pureté »91). Selon lui, Restif ne penserait pas autrement lorsque l’écrivain écrit dans
Si Restif aime tant jouer au moralisateur dans ses romans, c’est peut-être aussi pour mieux se moraliser lui-même. Dans cette idée, on pourrait percevoir le curé Pinard comme une preuve des scrupules de Restif face à lui-même⋯ Effectivement, quoi de mieux que de faire l’éloge d’un curé idéal et innocent pour se réhabiliter moralement ? De la sorte, ce serait une clé pertinente pour bien comprendre le portrait du curé Pinard. Et on sait que si les faits peuvent être oubliés, les écrits, eux, demeurent éternels. Les lecteurs se souviendront de cette description du curé idéal, non des actes de Restif. Mais il est toujours possible de s’aventurer dans la psychologie d’un auteur⋯
74)Nicolas Restif De La Bretonne, La vie de mon père, op.cit., p.157-158. 75)« Vertu », définition de Denis Diderot, Romilly fils et du chevalier de Seguiran, p.178, 17e volume, in L’encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de Gens de lettres, Denis Diderot et Jean Le Rond D’Alembert, Paris, 1751-1772, University of Chicago : ARTFL Encyclopédie Project. 76)Thomas M. Kavanagh, op.cit., p.217. 77)Encyclopédie, définition « La vertu », Jaucourt. 78)Patrick Wald Lasowki, Le grand déréglement : le roman libertin du XVIIIe siècle, Gallimard, Paris, 2008, p.27. 79)Maurice Blanchot, op.cit., p.118. 80)Marc Chadourne, op.cit., p.13. 81)Pierre Testud, Rétif de La Bretonne et la création littéraire, Librairie Droz, Genève, 1977, p.81. 82)Jacques Lacarrière, définition « Restif de La Bretonne (1734-1806) », in Encyclopédia Universalis, accessible sur Internet. 83)Patrick Wald Lasowski, op.cit., p.24. 84)Chercheur et spécialiste français du libertinage du XVIIIe siècle. 85)Jean Goldzink, Le Vice en bas de soie ou le roman du libertinage, José Corti, Paris, 2001, p.115. 86)Ibid., p.123. 87)Marc Chadourne, op.cit., p.16 88)Michel et Jeanne Charpentier, op.cit., p.367. 89)Maurice Blanchot, op.cit., p.117. 90)Etant un des inspirateurs de la French theory, collaborateur à la NRF, on doit à Maurice Blanchot plusieurs essais, parus aux prestigieuses Editions de Minuit et Gallimard : La Raison de Sade, L’insurrection la folie d’écrire, L’Espace littéraire, L’entretien infini, L’écriture du désastre. Il a aussi côtoyé les philosophes Levinas, Deleuze, Roland Barthes. 91)Ibid., p.124. 92)Ibid., p.129.
L’analyse de la figure du curé Pinard dans
Tout d’abord, elle retranscrit de manière soignée le quotidien villageois, source importante pour les historiens, et constitue un témoignage lumineux des relations sociales de l’époque et des mentalités (la communauté villageoise, la prédominance de la figure paternelle, spécifique au XVIIIe siècle).
Ensuite, elle nous aide à mieux réfléchir au regard que les Lumières portaient sur la dichotomie ville/campagne. A travers ce portrait, se lit l’éloge d’une campagne vertueuse, idéalisée, et de ses êtres ruraux sages et innocents. Un thème – on le sait – abordé par Rousseau, révélant Restif comme son disciple et homme des Lumières.
D’autre part, elle valorise le « pré-communisme » (repris ultérieurement par Gracchus Babeuf), une pensée politique qui anticipe le socialisme utopique des penseurs de la première moitié du XIXe siècle (dont Fourier). Dans ce contexte, le curé de campagne est non seulement le défenseur des droits des paysans mais aussi, par le biais de sa
Enfin, on y lit une réflexion implicite de Restif sur sa propre moralité ; si l’on suit l’analyse de Maurice Blanchot, on peut imaginer que cette image « vertueuse », idyllique et parfaite du curé a été rédigée par un Restif souhaitant racheter sa « mauvaise conduite ». L’auteur aurait alors vanté un personnage contraire pour mieux se dédouaner au regard de la postérité.
Autant d’éléments qui indiquent toute la richesse et la complexité de l’oeuvre de Restif de La Bretonne.